CHAPITRE IV
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L'HYPNOTISME.
Depuis quelques années, on parle beaucoup dans les hôpitaux et dans le monde médical d'un nouvel état nerveux appelé l'hypnotisme. Définissons d'abord ce que l'on entend par ce mot.
Si un sujet fixe pendant quelque temps un objet brillant, en verre ou en métal, placé au-dessus du front, la fatigue nerveuse qui résulte de cette tension du regard amène insensiblement un sommeil particulier, caractérisé par l'insensibilité totale ou partielle qui se manifeste dans tout le corps, par la tendance à garder une position que l'on donne aux membres, et par une double vue analogue à celle que détermine le magnétisme.
Le premier qui s'occupa de cette doctrine fut l'abbé Faria ; il eut pour continuateurs le général Noizet et le docteur Bertrand. En 1841, Jenner Braid, chirurgien à Manchester, d'abord fort sceptique, finit par découvrir dans la fixité prolongée du regard la cause des phénomènes qu'il avait vu produire sous ses yeux par un magnétiseur français, M. Lafontaine.
Il tenta de démontrer qu'il n'y avait ni fluide, ni volonté se communiquant de l'opérateur au sujet, et que tout se passait dans le cerveau de celui-ci. Il publia, en 1843, un volume intitulé : la Neurypnologie ou hypnotisme, dans lequel il exposait ses vues sur l'état produit par l'épuisement nerveux. Ces recherches eurent peu de retentissement ; le travail de Braid est néanmoins signalé pour la première fois par Carpenter, en 1849, dans l'Encyclopédie de Tood. En France, c'est seulement en 1855 que le dictionnaire de Robin et Littré en fait mention, et l'ouvrage du médecin anglais ne fut traduit dans notre langue qu'en 1883 par M. le docteur Jules Simon.
M. Azam, professeur à l'Ecole de médecine de Bordeaux, avait cependant, vers 1859, reproduit avec succès quelques-unes des expériences décrites par Braid, et le docteur Broca en communiqua le résultat à l'Académie de Médecine en 1859. Dès lors, la nouvelle science fut lancée, et on commença à s'en occuper. Mais à combien d'obstacles devait encore se heurter la récente découverte avant d'être généralement admise !
Comme on ne recherchait à cette époque dans l'hypnotisme qu'un moyen de provoquer l'anesthésie, on reconnut promptement qu'il était difficile de plonger les malades dans le sommeil nerveux, à cause de l'émotion que cause toujours l'attente d'une opération grave.
C'est en vain qu'en 1866 le docteur Durand de Gros publiait, sous le pseudonyme de Philips, un cours théorique et pratique du Braidisme. Cet ouvrage, les conférences publiques et les expériences intéressantes faites par l'auteur à Paris et dans quelques grandes villes, laissèrent le monde médical hostile ou indifférent.
Il faut arriver à l'année 1875 pour rencontrer de nouvelles recherches sur la question ; elles furent entreprises par MM. Charcot, Bourneville, Regnard et Paul Richer, ses élèves. Ces messieurs ont opéré à la Salpêtrière sur des hystériques. Voici, brièvement, le compte rendu des résultats auxquels ils sont arrivés.
1° La malade est place devant le foyer d'une lampe de Drummond, ou en face d'un arc voltaïque ; on la prie de fixer les yeux sur cette vive lumière, et au bout d'un temps plus ou moins long, qui peut varier de quelques secondes à quelques minutes, elle entre dans l'état cataleptique, caractérisé par les symptômes suivants : l'oeil est fixe, grand ouvert, le corps dans une insensibilité complète, et les membres conservent l'attitude qu'on veut leur donner. Toute communication avec le monde extérieur est interceptée, elle ne voit et n'entend plus rien.
Une circonstance remarquable à signaler, c'est que la physionomie reproduit fidèlement l'expression du geste. Si l'on donne au corps une attitude tragique, tout de suite la figure a une expression dure ; si, au contraire, on rapproche les deux mains de la bouche, ainsi qu'on le fait pour envoyer un baiser, le sujet prend aussitôt un air souriant. On peut varier à l'infini les causes qui constituent ce que l'on appelle des suggestions. Cet état cataleptique dure aussi longtemps que la rétine est influencée par les rayons lumineux.
2° Si on vient brusquement à supprimer le foyer de lumière, soit en l'éteignant, soit en interposant un écran entre le sujet et la lampe, soit enfin en fermant les paupières de la malade, on constate instantanément un changement dans l'état de l'hypnotisée. La catalepsie cesse, et, si elle est debout, la malade tombe à la renverse, le cou saillant en avant. Le sujet est alors dans une sorte de somnolence particulière que M. Charcot appelle léthargie, et qui n'est autre chose qu'un véritable somnambulisme. La raideur des membres a disparu, les yeux sont clos. Sauf l'anesthésie qui continue à être entière, aucun des caractères anciens ne subsiste.
Si on l'appelle, le sujet se dirige vers l'observateur, bien qu'il ait les yeux fermés ; on peut le faire lire, écrire, coudre..., etc. Dans cet état, il répond avec plus de précision qu'à l'ordinaire aux questions qui lui sont posées, l'intelligence semble plus développée que dans la vie habituelle.
Ici nous croyons utile de rappeler que Braid a expérimenté cet état particulier et qu'en 1860, il a fait une addition à son livre, relatant les curieuses études auxquelles il s'est livré.
Le médecin anglais ne croit pas au fluide des magnétiseurs ; aussi attribue-t-il tout ce qu'il décrit à la vive sensibilité des sens. Il raconte que les hypnotisés non malades, nullement hystériques, peuvent écrire, dessiner, ayant les yeux fermés, découvrir des objets cachés, désigner l'individu auquel ils appartiennent, entendre une conversation qui a lieu, à voix basse, dans une pièce voisine ; enfin, qu'ils prédisent l'avenir.
Ces faits ressemblent d'autant plus à ceux du Somnambulisme magnétique que le patient ne conserve nul souvenir de ce qu'il a dit ou fait pendant le sommeil hypnotique.
Revenons aux travaux de M. Charcot.
L'état léthargique ou de somniation que nous avons vu succéder à l'état cataleptique cesse immédiatement lorsque l'on souffle sur le front du sujet. Il se présente encore une particularité remarquable : c'est qu'on peut, à volonté, faire passer la malade de l'état léthargique à l'état cataleptique ; il suffit, pour cela, de lui ouvrir les paupières, de sorte que la lumière puisse impressionner la rétine. Il faut, pour obtenir ces changements, que la clarté ou l'obscurité soit produite brusquement, sans quoi le sujet reste dans la phase où il se trouvait en dernier lieu. L'influence lumineuse n'est pas le seul agent qui provoque l'hypnotisme.
Si l'on fait asseoir une malade sur la boîte de renforcement d'un fort diapason, et qu'au moyen d'une tige on en écarte violemment les branches, le diapason vibre et le sujet entre en catalepsie ; si l'on supprime instantanément le son, la léthargie se déclare, caractérisée par les mêmes symptômes que dans le cas précédent.
Enfin on est arrivé aussi à produire les mêmes effets au moyen du regard. Dans ce cas, l'oeil de l'expérimentateur remplace les actions physiques indiquées plus haut, et c'est de cette manière que Donato et Carl Hensen obtiennent de si magnifiques résultats.
Un passage du livre que M. Bernheim, professeur à la faculté de Nancy, a publié dernièrement sur l'hypnotisme, nous fera voir qu'il s'est occupé beaucoup de la question.
«Voici comment je procède pour obtenir l'hypnotisme.
«Je commence par dire au malade qu'il est possible de le guérir ou de le soulager par le sommeil ; qu'il ne s'agit d'aucune pratique nuisible ou extraordinaire, que c'est un simple sommeil qu'on peut provoquer chez tout le monde, sommeil calme, bienfaisant, etc. Au besoin je fais dormir devant lui un ou deux sujets pour lui montrer que ce sommeil n'a rien de pénible, ne s'accompagne d'aucune expérience, et quand j'ai éloigné de son esprit la préoccupation que fait naître l'idée du magnétisme et la crainte un peu mystique qui est attachée à cet inconnu, il est confiant et se livre.
«Alors je lui dis : «Regardez-moi bien et ne songez qu'à dormir. Vous allez sentir une lourdeur dans les paupières, une fatigue dans vos yeux ; vos yeux clignotent, ils vont se mouiller ; la vue devient confuse ; les yeux se ferment.» Quelques sujets ferment les yeux et dorment immédiatement. Chez d'autres, je répète, j'accentue davantage, j'ajoute le geste (peu importe la nature du geste). Je place deux doigts de la main droite devant les yeux de la personne et je l'invite à les fixer, ou avec les deux mains je passe plusieurs fois du haut en bas devant ses yeux ; ou bien encore je l'engage à fixer mes yeux et je tâche en même temps de concentrer toute son attention sur l'idée du sommeil. Je dis : «Vos paupières se ferment, vous ne pouvez plus les ouvrir. Vous éprouvez une lourdeur dans les bras, dans les jambes ; vous ne sentez plus rien, vos mains restent immobiles, vous ne voyez plus rien ; le sommeil vient», et j'ajoute d'un ton impérieux : «Dormez.» Souvent ce mot emporte la balance : les yeux se ferment ; le malade dort.»
Arrêtons-nous un instant pour signaler les rapprochements les plus curieux entre la manière d'opérer du professeur Bernheim pour hypnotiser, et celle qu'emploie Deleuze pour magnétiser.
Le professeur fait des gestes, il promène ses mains du haut en bas du malade, et termine en prononçant d'une voix impérieuse le mot : dormez. Les magnétiseurs ne font pas autre chose, et puisque les résultats obtenus par M. Bernheim sont les mêmes que ceux que nous avons racontés à l'article du somnambulisme, nous sommes en droit de conclure que magnétisme et hypnotisme sont deux dénominations différentes du même phénomène. Les procédés décrits dans le mémoire du docteur, pour déterminer le somnambulisme, peuvent être considérés comme un perfectionnement de la méthode magnétique relative à la production du sommeil ; la suite va le prouver évidemment. M. Bernheim poursuit :
«Si le sujet ne ferme pas les yeux ou ne les garde pas fermés, je ne fais pas longtemps prolonger la fixation de ses regards sur les miens ou sur mes doigts : car il en est qui maintiennent les yeux indéfiniment écarquillés et qui, au lieu de concevoir ainsi l'idée du sommeil, n'ont que celle de fixer avec rigidité : l'occlusion des yeux réussit alors mieux.
«Au bout de deux ou trois minutes, tout au plus, je maintiens les paupières closes, ou bien j'abaisse les paupières lentement et doucement sur les globes oculaires, les fermant de plus en plus progressivement, imitant ce qui se produit quand le sommeil vient naturellement ; je finis par les maintenir closes, tout en continuant la suggestion : «Vos paupières sont collées, vous ne pouvez plus les ouvrir : le besoin de dormir devient de plus en plus profond ; vous ne pouvez plus résister.» Je baisse graduellement la voix, je répète l'injonction : «Dormez», et il est rare que plus de quatre ou cinq minutes se passent sans que le sommeil soit obtenu.
«Chez quelques-uns on réussit mieux en procédant avec douceur ; chez d'autres, rebelles à la suggestion douce, il vaut mieux brusquer, parler d'un ton d'autorité pour réprimer la tendance au rire ou la velléité de résistance involontaire que cette manoeuvre peut provoquer.
«Souvent, chez les personnes en apparence réfractaires, j'ai réussi en maintenant longtemps l'occlusion des yeux, imposant le silence et l'immobilité, parlant continuellement et répétant les mêmes formules : «Vous sentez de l'engourdissement, de la torpeur ; les bras et les jambes sont immobiles ; voici de la chaleur dans les paupières ; le système nerveux se calme ; vous n'avez plus de volonté, vos yeux restent fermés ; le sommeil vient, etc.» Au bout de huit à dix minutes de cette suggestion auditive prolongée, je retire mes doigts, les yeux restent clos ; je lève les bras, ils restent en l'air : c'est le sommeil cataleptique.
«Beaucoup de sujets déjà à la première séance sont impressionnés ; d'autres seulement à la seconde ou à la troisième. Après une ou deux hypnotisations, l'influence devient rapide. Il suffit presque de les regarder, d'étendre les doigts devant leurs yeux, de dire : «Dormez», pour que, en quelques secondes, instantanément même, les yeux se ferment, et tous les phénomènes du sommeil sont là. D'autres n'acquièrent qu'au bout d'un certain nombre de séances, en général peu nombreuses, l'aptitude à dormir vite.»
On a tenté de faire, au sujet de ces expériences, les mêmes observations que pour le magnétisme, on a voulu les attribuer à des effets de l'imagination. Pendant longtemps cet argument a été le cheval de bataille de nos adversaires, mais on a démontré que l'hypnotisme s'exerçait aussi sur les animaux : dès lors, adieu l'explication des incrédules. Un poulet que l'on attache à une planche sur laquelle on trace une raie est bientôt plongé dans l'état hypnotique, si on l'oblige à regarder cette raie pendant un certain temps.
Nous aurions dû mentionner plus tôt les travaux du docteur Liébault, de Nancy, qui ont servi de point de départ à M. Bernheim pour publier sa brochure. M. Liébault, sans connaître les recherches de Braid, a, depuis nombre d'années, étudié, particulièrement au point de vue thérapeutique, les questions qui se rattachent à l'hypnotisme.
En 1866, il publia un livre important sur le Sommeil et les états analogues, qui passa presque inaperçu. Poussant plus loin que le médecin anglais la méthode suggestive, il l'appliqua avec succès à la guérison de quelques maladies. Tout dernièrement, la curiosité publique fut vivement surexcitée par deux conférences faites au cercle Saint Simon par M. Brémaud, docteur de l'infanterie de marine. L'intérêt qu'elles présentaient venait de l'esprit scientifique de l'auteur et du caractère spécial de l'auditoire, composé en grande partie de membres de l'Institut.
Il s'agissait de démontrer, non seulement que l'hypnotisme est une vérité, chose non contestable après les savants travaux de MM. Charcot et Dumontpallier, mais encore que cet état peut être produit sur des individus quelconques, et non spécialement sur des hystéro-épileptiques, comme le prétendaient les retardataires de la science, qui avaient fait de cette condition le dernier refuge de la résistance aux nouvelles doctrines.
Divers journaux, le Temps, les Débats, la France, etc., que nous citons librement, nous fournissent d'intéressantes observations.
Le docteur Brémaud, après avoir été témoin d'un cas d'hypnotisme partiel à l'île Bourbon, ne pensait plus guère à ces étranges manifestations, quand, il y a deux ans, le fameux Donato vint donner à Brest des représentations de magnétisme. Les mêmes expériences qui, un moment, firent courir tout Paris, produisirent à Brest une émotion extraordinaire. Des amis engagèrent M. Brémaud, dont ils connaissaient la conscience scientifique, à rechercher la part de vérité et la part de charlatanisme qui pouvaient exister dans ces exhibitions. Ce qui avait intrigué le docteur, qui avait connaissance des travaux de la Salpêtrière, c'était de voir Donato opérer sur nombre de jeunes gens de Brest qui ne paraissaient point malades, et sur lesquels il avait promptement obtenu des résultats analogues.
Il se mit à rechercher la plupart de ceux qui s'étaient prêtés à l'influence de Donato, les fit venir chez lui, les étudia de près, et, sans trop de peine, réussit à produire sur eux les mêmes effets que le magnétiseur. Avec leur concours, il donna quelques séances à l'Ecole de médecine navale, Où il reproduisit exactement tous les exercices qui avaient si fort étonné le public. Il poursuivit les mêmes recherches sur un grand nombre de matelots mis à sa disposition et arriva à la conviction que, parmi les hommes réputés sains de corps et d'esprit, il s'en trouvait un assez grand nombre susceptibles d'être mis dans les états d'hypnotisme, de léthargie, de catalepsie et de somnambulisme, constatés déjà sur les sujets atteints d'hystérie ou d'épilepsie. Il a cru même pouvoir établir pour la race bretonne, que sur dix individus de seize à vingt-sept ans, il y en a deux ou trois, c'est-à-dire un quart environ, sur qui les expériences instituées doivent réussir. Cette proportion, dit le docteur Brémaud, peut varier avec la race, le milieu, le genre de vie. C'est à des recherches semblables à celles qu'il a commencées qu'il appartient de les déterminer exactement.
Un second résultat a été de remarquer, dans le développement de ces états morbides qui forment une série progressive, un état initial qui, d'après lui, ne se produirait pas chez les hystéro-épileptiques observés jusqu'ici et qu'il nomme la fascination.
Le sujet est d'abord fasciné, c'est-à-dire qu'avant d'arriver à la léthargie ou à la catalepsie, il tombe dans un état d'aboulie complète, autrement dit, il perd sa volonté, il devient l'esclave de l'opérateur, un pur automate obéissant insoucieusement à toute impulsion. Le second degré, que l'on provoque par les plus simples moyens, c'est la léthargie, puis la catalepsie par la contracture des muscles. On obtient celle-ci partielle ou entière à volonté ; un coup la produit sur un membre ; une légère friction la fait cesser.
De la léthargie on passe au somnambulisme. Dans ce dernier état, certains sens ou certaines facultés, suivant les individus, acquièrent une acuité ou une puissance véritablement étonnante. M. le docteur Brémaud en a cité des exemples très remarquables, qu'il est loin de rapprocher de ceux qui ont été signalés par Braid.
Un de ses sujets, qu'il avait dans son cabinet au coin du feu, lui a répété la conversation que deux personnes tenaient à voix basse dans la rue, à une cinquantaine de mètres. Un de ses jeunes parents, mis en somnambulisme, a résolu sans peine un difficile problème de trigonométrie, qu'il ne comprenait pas à l'état de veille et qu'il n'a pas compris davantage, revenu à son état normal, etc.
Faisons remarquer encore ici que, suivant l'habitude des hommes de science, M. Brémaud attribue aux sens un rôle qu'ils ne peuvent jouer. Il n'est guère croyable que l'ouïe, qui est une faculté toute particulière à l'organisme, puisse se projeter au-dehors, franchir des murs et rayonner à cinquante mètres, de manière à suivre une conversation à voix basse. On ne voit pas non plus comment un jeune homme ferait mieux un problème de trigonométrie quand il est plongé dans le sommeil, qu'à l'état normal. Si l'on admet l'âme, tout s'explique, devient simple et compréhensible.
Les récits ne valant jamais les faits, M. le docteur Brémaud avait amené avec lui deux jeunes gens de vingt-trois à vingt-six ans, hommes connus, ayant une situation officielle à l'abri de tout soupçon et en parfait état de santé. A mesure qu'il décrivait les phénomènes, il les produisait et les faisait constater par l'auditoire. La catalepsie était bien réelle ; la contracture des jambes, des bras, du corps, bien positive, l'état somnambulique parfait. Chacun a dû se rendre à l'évidence, et des expériences très curieuses ont été faites successivement. Ainsi on a vu un de ces jeunes gens mis dans l'état de fascination, obéir instantanément à toute injonction ; on l'a entendu répéter, comme le ferait un phonographe parfait, des mots chinois, russes, avec une intonation des plus exactes, comme s'il était habitué à parler ces langues et en état de les comprendre. A un autre, on a fait boire un verre d'eau ; on lui a persuadé qu'il avait bu quatorze verres de bière, et il s'est trouvé du coup réellement ivre, ou bien il voyait effectivement toutes les figures qu'on lui représentait dans l'espace, et il en riait si elles étaient drôles ; il en avait peur si elles étaient terrifiantes.
Observation très importante. Si pendant qu'il est dans cette contemplation, on interpose devant son oeil un verre prismatique, il voit alors deux figures, ce qui prouve, dit le docteur Brémaud, qu'il n'y a pas, à proprement parler, hallucination, c'est-à-dire extériorisation d'une idée subjective, mais bien illusion sensible produite par l'action du rayon lumineux sur les nerfs oculaires.
Nous verrons, dans le dernier chapitre, qu'il y a véritablement une figure qui se forme fluidiquement.
L'expérience peut se présenter sous une forme peut-être plus saisissante encore si, dans cet état, on sépare les deux yeux du patient par un écran. Alors on peut montrer au sujet une figure grotesque du côté droit, et cette moitié du visage devient hilarante ; puis décrire à gauche une image horrible, et l'autre moitié du visage se contracte de terreur, en sorte que le sujet est comme partagé en deux êtres dont chacun éprouve des sensations contraires, obéit à des impulsions opposées et vit d'une vie différente, ce qui peut s'expliquer probablement par la dissociation des deux hémisphères cérébraux.
Le docteur Brémaud a fait assister les auditeurs aux phénomènes les plus inattendus, à l'annihilation de la volonté et même du moi, à la disjonction des fonctions dont l'unité constitue la vie psychique normale, à des états d'insensibilité, de rigidité, de léthargie, où la vie elle-même semble disparaître, et puis à une surexcitation nerveuse dans laquelle muscles, sens et certaines facultés intellectuelles acquièrent une puissance vraiment renversante.
Tous ces phénomènes ne sont pas nouveaux, ils ne sont curieux que parce qu'ils sont produits sur des jeunes gens parfaitement sains de corps et d'esprit, et que le docteur Brémaud ne peut être accusé de charlatanisme.
On entrevoit, sans qu'il soit nécessaire d'insister, l'intérêt multiple qui s'attache à la solution de semblables problèmes ; il est impossible qu'on ne soit pas frappé des perspectives qu'elles offrent à l'esprit. Au point de vue pratique, l'importance en est peut-être plus grande encore pour la médecine légale, et sans doute aussi pour le traitement des aliénés.
Le système nerveux peut être influencé par des causes extérieures encore mal définies, au point de modifier complètement l'individu au moral et au physique, de le transformer en automate et de substituer par diverses suggestions à sa volonté une volonté étrangère. Les expériences tentées en Allemagne et en France dans ces dernières années ne laissent plus aucun doute à cet égard.
M. Liégeois, professeur en droit de la faculté de Nancy, vient de nouveau d'attirer l'attention sur ces faits, dans un mémoire intéressant lu à l'Académie des sciences morales et politiques, le 5 avril 1884.
M. Liégeois a voulu d'abord se rendre compte par lui-même de la réalité des phénomènes hypnotiques, et bien voir jusqu'à quelles limites extrêmes on peut pousser l'influence de l'homme sur son semblable. Avec le concours de son collègue, M. le professeur Bernheim, dont nous avons expliqué la manière d'opérer, il a hypnotisé un certain nombre de personnes absolument saines de corps et d'esprit. Il est arrivé aux mêmes conclusions que ses devanciers.
L'hypnotisé devient un automate inconscient ; mais ce qui est bien plus singulier, c'est qu'il conserve pendant des jours, des semaines, des traces de cet automatisme, à tel point que les suggestions antérieures persistent longtemps et peuvent l'exciter à accomplir des actes indépendants de sa volonté. L'opérateur peut inspirer à son sujet l'idée d'actions criminelles qui, au réveil, seront accomplies fatalement de point en point, à plusieurs jours, à plusieurs mois d'intervalle même, affirme M. Liégeois.
Ainsi certains sujets sont allés, au jour et à l'heure fixés par M. Liégeois, s'accuser au bureau de police ou chez le procureur de la République de crimes imaginaires, avec tous les détails et dans les termes mêmes qu'il leur avait dictés la veille ou l'avant-veille.
Quelques hypnotiques ont exécuté ou cru commettre des actes effroyables. Une jeune fille, entre autres, a tiré sur sa mère un coup de pistolet avec le plus grand sang-froid : inutile de dire que l'arme n'était pas chargée. D'autres ont reconnu des engagements qu'ils n'avaient nullement contractés. D'autres enfin, chez lesquels on avait suggéré certaines phrases, certains récits, ont affirmé sur l'honneur qu'ils avaient parfaitement vu et entendu tout ce qui leur avait été indiqué pendant le sommeil hypnotique.
Il y a donc incontestablement un champ nouveau ouvert à la médecine légale.
On se souvient de l'histoire de Didier condamné une première fois par la police correctionnelle, sans savoir de quoi il s'agissait, étant en somnambulisme, puis acquitté par la Chambre des appels correctionnels, grâce au docteur Motet, commis à l'expertise médico-légale, qui, le magnétisant, lui fit répéter la scène qui avait motivé l'arrestation. On reconnut sa non-culpabilité ou, en tout cas, son irresponsabilité et le jugement frappé d'appel fut infirmé.
Nous ne pouvons terminer cet aperçu sans parler, avec M. de Parville, du livre rempli de faits étranges, mais constatés, que vient de publier M. Richet : L'homme et l'intelligence.
Nous n'insisterons pas sur les phénomènes les plus connus, mais examinons quelques cas où la personnalité disparaît complètement.
«Vous voilà vieille», dit-on à une jeune femme hypnotisée, et aussitôt la démarche, les sentiments exprimés sont ceux d'une vieille femme. «Mais vous êtes une petite fille», et aussitôt le sujet prend le langage, les jeux, les goûts d'un enfant. On peut transformer l'hypnotisée en paysanne, en actrice, en général ou en prêtre. Rien de si curieux, d'un mot on la fait général.
«Passez-moi une longue vue, dit-elle. - C'est bien. - Où est le commandant du 2° zouaves ? Il y a là des Kroumirs ; je les vois qui montent le ravin. Commandant, prenez une compagnie et chargez-moi ces gens-là. Qu'on prenne aussi une batterie de campagne ! Ils sont bons, ces zouaves ! Comme ils grimpent bien.
«Qu'est-ce que vous me voulez, vous ? Comment ! pas d'ordres ? (A part.) C'est un mauvais officier celui-là, il ne sait rien faire... Voyons, mon cheval, mon épée... (Elle fait le geste de boucler son épée à la ceinture.) Avançons... ah !... je suis blessé !»
Et tout cela est prononcé à voix basse en remuant à peine les lèvres. Le sujet s'imagine si bien être le personnage qu'un lui dit être, qu'il se met en colère si on l'accuse de tromper l'assistance. On peut même métamorphoser par la suggestion un homme en animal, en chien, en singe, en perroquet.
M. Richet raconte qu'un jour, ayant hypnotisé un de ses amis, il lui dit : «Te voilà changé en perroquet, mon pauvre garçon.» Après un moment d'hésitation, celui-ci répondit : «Faut-il que je mange le chènevis qui est dans ma cage ?»
Un autre jour, c'est une dame à qui l'on persuade qu'elle est une chèvre, qui grimpe avec agilité sur le canapé et fait tous ses efforts pour se hisser sur la bibliothèque.
Nous avons constaté que l'hypnotisé VOIT réellement ce qu'on veut lui montrer, mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est la suggestion par ordre, devant s'accomplir dans un temps déterminé. La plus simple à produire est celle du sommeil. «Demain à trois heures vous dormirez.» Et le lendemain le sujet s'endort quand trois heures sonnent et cela n'importe où il se trouve. Ne croirait-on pas lire un conte de fées, dans lequel un méchant enchanteur plonge tout un palais dans le sommeil ?
Dans l'espèce, c'est bien une réalité ; on lui a dit dans l'état somnambulique : «vous dormirez», il a oublié au réveil la recommandation, et malgré tout, quand le moment arrive, il dort. L'opérateur ne songe plus lui-même probablement à la recommandation, mais elle est gravée, burinée dans le cerveau de l'hypnotisé, et l'automate obéit comme un appareil enregistreur indiquerait un phénomène au moment où il se produit, mû par un mouvement d'horlogerie.
Voici des preuves plus démonstratives encore de cette sorte d'obsession impérative. A... est endormie, M. Richet lui dit : «Quand vous serez réveillée, vous prendrez ce livre qui est sur la table, vous lirez le titre et vous le remettrez dans ma bibliothèque.» A... est réveillée, elle se frotte les yeux, regarde autour d'elle d'un air étonné, met son chapeau pour sortir, puis jette un coup d'oeil sur la table ; elle voit le livre, le prend, lit le titre.
«Tiens, dit-elle, vous lisez Montaigne, je vais le remettre à sa place.» Et elle le range dans la bibliothèque.
On lui demande pourquoi elle a fait cela. La question l'étonne : «Est-ce que je ne pouvais pas regarder ce livre ? répond-elle tranquillement.» Voilà bien un acte exécuté sans motif connu et résultat direct d'une suggestion.
B... est endormie. «Quand vous serez réveillée vous enlèverez l'abat-jour de la lampe.» On la réveille. «On ne voit pas clair ici», dit-elle, et elle enlève l'abat-jour. Une autre fois : «Quand vous serez réveillée, vous mettrez beaucoup de sucre dans votre thé.» On sert le thé, le sujet bien réveillé depuis un quart d'heure bourre de sucre sa tasse.
«Mais que faites-vous donc ? lui dit-on.
- Je mets du sucre.
- Vous en mettez trop.
- Ma foi tant pis, et elle sucre encore plus. Trouvant son thé détestable :
- Que voulez-vous, c'est une bêtise ? Est-ce que vous n'avez jamais fait de bêtises.»
Parmi les expériences de M. Richet, il faut citer la suivante, qui est la plus caractéristique.
Le sujet est endormi. «Vous reviendrez tel jour, à telle heure.» Réveillé il a tout oublié puisqu'il demande : «Quand voulez-vous que je revienne ?
- Quand vous pourrez, un jour de la semaine prochaine.
- A quelle heure ?
- Quand vous voudrez.»
Et régulièrement, avec une ponctualité surprenante, il arrive au jour dit, à l'heure indiquée.
Un jour A. arrive à l'heure exacte, par un temps horrible : «Je ne sais réellement pas pourquoi je viens, dit-elle, j'avais du monde chez moi ; j'ai couru pour venir ici et je n'ai pas le temps de rester. C'est absurde, je ne comprends pas pourquoi je suis venue. Est-ce encore un phénomène de magnétisme ?»
Dans un autre cas, cette dame arrive aussi à l'heure prescrite et avoue qu'elle ne savait pas elle-même, avant de se mettre en route, qu'elle irait. Evidemment le sujet obéit ici comme à un ordre impératif. Il ne se rappelle rien ; il ignore absolument ce qui lui a été ordonné pendant le sommeil, et cependant il obéit. Le souvenir inconscient, ignoré, persiste à l'état latent et détermine l'acte. Il faudra bien, comme le dit M. Liégeois, se défier de l'inconscience, il y a là tout un domaine absolument ignoré qui réclame une étude approfondie et bien curieuse.
Nous dirons en terminant avec M. de Parville :
Magnétisme, hypnotisme, illusions hier, réalités aujourd'hui. Certes, il a fallu du temps, beaucoup de temps, avant que l'on se décide à étudier de près ces faits étranges, mais on peut affirmer que maintenant les physiologistes les plus éminents considèrent comme HORS DE CONTESTE les phénomènes principaux de l'hypnotisme et du magnétisme animal. C'est donc avec une certitude absolue que nous concluons à l'existence de l'âme qui s'affirme dans toutes ces expériences.