CHAPITRE PREMIER
PETITE CONFERENCE SPIRITE
_____
PREMIER ENTRETIEN. - LE CRITIQUE.
Le Visiteur. - Je vous dirai, Monsieur, que ma raison se refuse à admettre la réalité des phénomènes étranges attribués aux Esprits qui, j'en suis persuadé, n'existent que dans l'imagination. Pourtant, devant l'évidence, il faudrait bien s'incliner, et c'est ce que je ferais si je pouvais avoir des preuves incontestables. Je viens donc solliciter de votre obligeance la permission d'assister seulement à une ou deux expériences, pour n'être pas indiscret, afin de me convaincre, si c'est possible.
Allan Kardec. - Dès l'instant, Monsieur, que votre raison se refuse à admettre ce que nous regardons comme des faits acquis, c'est que vous la croyez supérieure à celle de tous les gens qui ne partagent pas vos opinions. Je ne doute pas de votre mérite et n'ai pas la prétention de mettre mon intelligence au-dessus de la vôtre ; admettez donc que je me trompe, puisque c'est la raison qui vous parle, et que tout soit dit.
Le Visiteur. - Pourtant, si vous parveniez à me convaincre, moi qui suis connu pour un antagoniste de vos idées, ce serait un miracle éminemment favorable à votre cause.
A. K. - Je le regrette, Monsieur, mais je n'ai pas le don des miracles. Vous pensez qu'une ou deux séances suffiront pour vous convaincre ? Ce serait, en effet, un véritable tour de force ; il m'a fallu plus d'un an de travail pour être convaincu moi-même ; ce qui vous prouve que, si je le suis, ce n'a pas été à la légère. D'ailleurs, Monsieur, je ne donne point de séances, et il paraît que vous vous êtes mépris sur le but de nos réunions, attendu que nous ne faisons point d'expériences en vue de satisfaire la curiosité de qui que ce soit.
Le Visiteur. - Vous ne tenez donc pas à faire des prosélytes ?
A. K. - Pourquoi donc tiendrais-je à faire de vous un prosélyte si vous n'y tenez pas vous-même ? Je ne force aucune conviction. Quand je rencontre des personnes sincèrement désireuses de s'instruire et qui me font l'honneur de me demander des éclaircissements, je me fais un plaisir et un devoir de leur répondre dans la limite de mes connaissances ; mais quant aux antagonistes qui, comme vous, ont des convictions arrêtées, je ne fais pas une démarche pour les en détourner, attendu que je trouve assez de personnes bien disposées, sans perdre mon temps avec celles qui ne le sont pas. La conviction viendra tôt ou tard par la force des choses, et les plus incrédules seront entraînés par le torrent ; quelques partisans de plus ou de moins ne font rien pour le moment dans la balance ; c'est pourquoi vous ne me verrez jamais m'échauffer la bile pour amener à nos idées ceux qui ont d'aussi bonnes raisons que vous pour s'en éloigner.
Le Visiteur. - Il y aurait cependant à me convaincre plus d'intérêt que vous ne le croyez. Voulez-vous me permettre de m'expliquer avec franchise et me promettre de ne pas vous offenser de mes paroles ? Ce sont mes idées sur la chose et non sur la personne à laquelle je m'adresse ; je puis respecter la personne sans partager son opinion.
A. K. - Le spiritisme m'a appris à
faire bon marché des mesquines susceptibilités d'amour-propre,
et à ne pas m'offenser pour des mots. Si vos paroles sortent des
bornes de l'urbanité et des convenances, j'en conclurai que vous
êtes un homme mal élevé : voilà tout. Quant à moi j'aime
mieux laisser aux autres les torts que de les partager. Vous
voyez, par cela seul, que le spiritisme sert à quelque chose.
Je vous l'ai dit, Monsieur, je ne tiens nullement à vous faire
partager mon opinion ; je respecte la vôtre, si elle est
sincère, comme je désire qu'on respecte la mienne. Puisque vous
traitez le spiritisme de rêve creux, vous vous êtes dit en
venant chez moi : Je vais voir un fou. Avouez-le franchement, je
ne m'en formaliserai pas. Tous les spirites sont des fous, c'est
chose convenue. Eh bien ! Monsieur, puisque vous regardez cela
comme une maladie mentale, je me ferai un scrupule de vous la
communiquer, et je m'étonne qu'avec une telle pensée, vous
demandiez à acquérir une conviction qui vous rangerait parmi
les fous. Si vous êtes persuadé d'avance de ne pouvoir être
convaincu, votre démarche est inutile, car elle n'a pour but que
la curiosité. Abrégeons donc, je vous prie, car je n'ai pas de
temps à perdre en conversations sans objet.
Le Visiteur. - On peut se tromper, se faire illusion sans être fou pour cela.
A. K. - Tranchez le mot ; dites, comme tant d'autres, que c'est une tocade qui n'aura qu'un temps ; mais vous conviendrez qu'une tocade qui, en quelques années, a gagné des millions de partisans dans tous les pays, qui compte des savants de tous ordres, qui se propage de préférence dans les classes éclairées, est une singulière manie qui mérite quelque examen.
Le Visiteur. - J'ai mes idées sur ce sujet, il est vrai ; mais elles ne sont pas tellement absolues que je ne consente à les sacrifier à l'évidence. Je vous disais donc, Monsieur, que vous avez un certain intérêt à me convaincre. Je vous avouerai que je dois publier un livre où je me propose de démontrer ex professo (sic) ce que je regarde comme une erreur ; et comme ce livre doit avoir une grande portée et battre en brèche les Esprits, si j'arrivais à être convaincu, je ne le publierais pas.
A. K. - Je serais désolé, Monsieur, de vous priver du bénéfice d'un livre qui doit avoir une grande portée ; je n'ai, du reste, aucun intérêt à vous empêcher de le faire ; je lui souhaite, au contraire, une très grande vogue, attendu que cela nous tiendra lieu de prospectus et d'annonces. Quand une chose est attaquée, cela éveille l'attention ; il y a beaucoup de gens qui veulent voir le pour et le contre, et la critique la fait connaître de ceux mêmes qui n'y songeaient pas ; c'est ainsi qu'on fait souvent de la réclame sans le vouloir au profit de ceux auxquels on veut nuire. La question des Esprits est, d'ailleurs, si palpitante d'intérêt ; elle pique la curiosité à un tel point, qu'il suffit de la signaler à l'attention pour donner l'envie de l'approfondir1.
Le Visiteur. - Alors, selon vous, la critique ne sert à rien, l'opinion publique ne compte pour rien ?
A. K. - Je ne regarde pas la critique
comme l'expression de l'opinion publique, mais comme une opinion
individuelle qui peut se tromper. Lisez l'histoire, et voyez
combien de chefs-d'oeuvre ont été critiqués à leur
apparition, ce qui ne les a pas empêchés de rester des
chefs-d'oeuvre ; quand une chose est mauvaise, tous les éloges
possibles ne la rendront pas bonne. Si le spiritisme est une
erreur, il tombera de lui même : si c'est une vérité, toutes
les diatribes n'en feront pas un mensonge. Votre livre sera une
appréciation personnelle à votre point de vue ; la véritable
opinion publique jugera si vous avez vu juste. Pour cela on
voudra voir ; et, si plus tard, il est reconnu que vous vous
êtes trompé, votre livre sera ridicule comme ceux que l'on a
publiés naguère contre la théorie de la circulation du sang,
de la vaccine, etc..
Mais j'oublie que vous devez traiter la question ex professo, ce
qui veut dire que vous l'avez étudiée sous toutes ses faces ;
que vous avez vu tout ce qu'on peut voir, lu tout ce qui a été
écrit sur la matière, analysé et comparé les diverses
opinions ; que vous vous êtes trouvé dans les meilleures
conditions pour observer par vous-même ; que vous y avez
consacré vos veilles pendant des années ; en un mot, que vous
n'avez rien négligé pour arriver à la constatation de la
vérité. Je dois croire qu'il en est ainsi si vous êtes un
homme sérieux, car celui qui a fait tout cela a seul le droit de
dire qu'il parle en connaissance de cause.
Que penseriez-vous d'un homme qui s'érigerait en censeur d'une
oeuvre littéraire sans connaître la littérature, d'un tableau
sans avoir étudié la peinture ? Il est de logique élémentaire
que le critique doit connaître, non pas superficiellement, mais
à fond, ce dont il parle, sans cela son opinion est sans valeur.
Pour combattre un calcul, il faut opposer un autre calcul, mais
pour cela il faut savoir calculer. Le critique ne doit pas se
borner à dire que telle chose est bonne ou mauvaise, il faut
qu'il justifie son opinion par une démonstration claire et
catégorique, basée sur les principes mêmes de l'art ou de la
science. Comment peut-il le faire s'il ignore ces principes ?
Pourriez-vous apprécier les qualités ou les défauts d'une
machine si vous ne connaissez pas la mécanique ? Non ; eh bien !
votre jugement sur le spiritisme, que vous ne connaissez pas,
n'aurait pas plus de valeur que celui que vous porteriez sur
cette machine. Vous seriez à chaque instant pris en flagrant
délit d'ignorance, car ceux qui l'auront étudié verront tout
de suite que vous êtes hors de la question ; d'où l'on
conclura, ou que vous n'êtes pas un homme sérieux, ou que vous
n'êtes pas de bonne foi ; dans l'un et l'autre cas, vous vous
exposeriez à recevoir des démentis peu flatteurs pour votre
amour-propre.
Le Visiteur. - C'est précisément pour éviter cet écueil que je suis venu vous prier de me permettre d'assister à quelques expériences.
A. K. - Et vous pensez que cela vous
suffira pour parler du spiritisme ex professo ? Mais
comment pourriez-vous comprendre ces expériences, à plus forte
raison les juger, si vous n'avez pas étudié les principes qui
leur servent de base ? Comment pourriez-vous apprécier le
résultat, satisfaisant ou non, d'essais métallurgiques, par
exemple, si vous ne connaissez pas à fond la métallurgie ?
Permettez-moi de vous dire, Monsieur, que votre projet est
absolument comme si, ne sachant ni les mathématiques, ni
l'astronomie, vous alliez dire à l'un des ces Messieurs de
l'Observatoire : Monsieur, je veux faire un livre sur
l'astronomie, et de plus prouver que votre système est faux ;
mais comme je n'en sais pas le premier mot, laissez-moi regarder
une ou deux fois à travers vos lunettes ; cela me suffira pour
en savoir autant que vous.
Ce n'est que par extension que le mot critiquer est synonyme de
censurer ; dans son acception propre, et d'après son
étymologie, il signifie juger, apprécier. La critique peut donc
être approbative ou désapprobatrice. Faire la critique d'un
livre n'est pas nécessairement le condamner ; celui qui
entreprend cette tâche doit le faire sans idées préconçues ;
mais si avant d'ouvrir le livre il l'a déjà condamné dans sa
pensée, son examen ne peut être impartial.
Tel est le cas de la plupart de ceux qui ont parlé du
spiritisme. Sur le mot seul ils se sont formé une opinion et ont
fait comme un juge qui rendrait un arrêt sans se donner la peine
d'examiner les pièces. Il en est résulté que leur jugement a
porté à faux, et qu'au lieu de persuader ils ont fait rire.
Quant à ceux qui ont sérieusement étudié la question, la
plupart ont changé d'avis et plus d'un adversaire en est devenu
partisan, quand il a vu qu'il s'agissait de toute autre chose que
ce qu'il avait cru.
Le Visiteur. - Vous parlez de l'examen des livres en général ; croyez-vous qu'il soit matériellement possible à un journaliste de lire et d'étudier tous ceux qui lui passent par les mains, surtout quand il s'agit de théories nouvelles qu'il lui faudrait approfondir et vérifier ? Autant vaudrait exiger d'un imprimeur qu'il lût tous les ouvrages qui sortent de ses presses.
A. K. - A un raisonnement si judicieux je n'ai rien à répondre, sinon que quand on n'a pas le temps de faire consciencieusement une chose, on ne s'en mêle pas, et qu'il vaut mieux n'en faire qu'une seule bien que d'en faire dix mal.
Le Visiteur. - Ne croyez pas, Monsieur, que mon opinion se soit formée à la légère. J'ai vu des tables tourner et frapper ; des personnes qui étaient censées écrire sous l'influence des Esprits ; mais je suis convaincu qu'il y avait du charlatanisme.
A. K. - Combien avez-vous payé pour voir cela ?
Le Visiteur. - Rien du tout, assurément.
A. K. - Alors, voilà des charlatans
d'une singulière espèce, et qui vont réhabiliter le mot.
Jusqu'à présent on n'avait pas encore vu des charlatans
désintéressés. Si quelque mauvais plaisant a voulu s'amuser
une fois par hasard, s'ensuit-il que les autres personnes fussent
des compères ? D'ailleurs, dans quel but se seraient-elles
rendues complices d'une mystification ? Pour amuser la société,
direz-vous. Je veux bien qu'une fois on se prête à une
plaisanterie ; mais quand une plaisanterie dure des mois et des
années, c'est, je crois, le mystificateur qui est mystifié.
Est-il probable que, pour le seul plaisir de faire croire à une
chose que l'on sait être fausse on se morfonde des heures
entières sur une table ? Le plaisir n'en vaudrait pas la peine.
Avant de conclure à la fraude, il faut d'abord se demander quel
intérêt on peut avoir à tromper ; or, vous conviendrez qu'il
est des positions qui excluent tout soupçon de supercherie ; des
personnes dont le caractère seul est une garantie de probité.
Autre chose serait s'il s'agissait d'une spéculation, parce que
l'appât du gain est un mauvais conseiller ; mais en admettant
même que, dans ce dernier cas, un fait de manoeuvre frauduleuse
soit positivement constaté, cela ne prouverait rien contre la
réalité du principe, attendu qu'on peut abuser de tout. De ce
qu'il y a des gens qui vendent des vins frelatés, il ne s'ensuit
pas qu'il n'y ait pas de vin pur. Le spiritisme n'est pas plus
responsable de ceux qui abusent de ce nom et l'exploitent, que la
science médicale ne l'est des charlatans qui débitent leurs
drogues, ni la religion des prêtres qui abusent de leur
ministère.
Le spiritisme, par sa nouveauté et par sa nature même, devait
prêter à des abus ; mais il a donné les moyens de les
reconnaître, en définissant clairement son véritable
caractère et en déclinant toute solidarité avec ceux qui
l'exploiteraient ou le détourneraient de son but exclusivement
moral pour en faire un métier, un instrument de divination ou de
recherches futiles.
Dès lors que le spiritisme trace lui-même les limites dans
lesquelles il se renferme, précise ce qu'il dit et ce qu'il ne
dit pas, ce qu'il peut et ne peut pas, ce qui est ou n'est pas
dans ses attributions, ce qu'il accepte et ce qu'il répudie, le
tort est à ceux qui, ne se donnant pas la peine de l'étudier,
le jugent sur des apparences ; qui, parce qu'ils rencontrent des
saltimbanques s'affublant du nom de Spirites pour attirer les
passants, diront gravement : Voilà ce qu'est le spiritisme. Sur
qui, en définitive, retombe le ridicule ? Ce n'est pas sur le
saltimbanque qui fait son métier, ni sur le spiritisme dont la
doctrine écrite dément de pareilles assertions, mais bien sur
les critiques convaincus de parler de ce qu'ils ne savent pas, ou
d'altérer sciemment la vérité. Ceux qui attribuent au
spiritisme ce qui est contre son essence même, le font, ou par
ignorance ou avec intention ; dans le premier cas, c'est de la
légèreté ; dans le second, c'est de la mauvaise foi. Dans ce
dernier cas, ils ressemblent à certains historiens qui altèrent
les faits historiques dans l'intérêt d'un parti ou d'une
opinion. Un parti se discrédite toujours par l'emploi de pareils
moyens, et manque son but.
Remarquez bien, Monsieur, que je ne prétends pas que la critique
doive nécessairement approuver nos idées, même après les
avoir étudiées ; nous ne blâmons nullement ceux qui ne pensent
pas comme nous. Ce qui est évident pour nous, peut ne pas
l'être pour tout le monde ; chacun juge les choses à son point
de vue, et du fait le plus positif tout le monde ne tire pas les
mêmes conséquences. Si un peintre, par exemple, met dans son
tableau un cheval blanc, quelqu'un pourra très bien dire que ce
cheval fait un mauvais effet, et qu'un noir eût mieux convenu ;
mais son tort sera de dire que le cheval est blanc s'il est noir
; c'est ce que font la plupart de nos adversaires.
En résumé, Monsieur, chacun est parfaitement libre d'approuver
ou de critiquer les principes du spiritisme, d'en déduire telles
conséquences bonnes ou mauvaises qu'il lui plaira, mais la
conscience fait un devoir à tout critique sérieux de ne pas
dire le contraire de ce qui est ; or, pour cela, la première
condition est de ne parler que de ce qu'on sait.
Le Visiteur. - Revenons, je vous prie, aux tables mouvantes et parlantes. Ne se pourrait-il pas qu'elles fussent préparées ?
A. K. - C'est toujours la question de
bonne foi à laquelle j'ai répondu. Lorsque la supercherie sera
prouvée, je vous l'abandonne ; si vous signalez des faits
avérés de fraude, de charlatanisme, d'exploitation, ou d'abus
de confiance, je les livre à vos fustigations, vous déclarant
d'avance que je n'en prendrai pas la défense, parce que le
spiritisme sérieux est le premier à les répudier, et que
signaler les abus, c'est aider à les prévenir et lui rendre
service. Mais généraliser ces accusations, déverser sur une
masse de gens honorables la réprobation que méritent quelques
individus isolés, c'est un abus d'un autre genre, car c'est de
la calomnie.
En admettant, comme vous le dites, que les tables fussent
préparées, il faudrait un mécanisme bien ingénieux pour faire
exécuter des mouvements et des bruits si variés. Comment se
fait-il qu'on ne connaisse pas encore le nom de l'habile
fabricant qui les confectionne ? Il devrait cependant avoir une
bien grande célébrité, puisque ces appareils sont répandus
dans les cinq parties du monde. Il faut convenir aussi que son
procédé est bien subtil, puisqu'il peut s'adapter à la
première table venue sans aucune trace extérieure. Comment se
fait-il que depuis Tertulien qui, lui aussi, a parlé des tables
tournantes et parlantes, jusqu'à présent personne n'a pu le
voir ni le décrire ?
Le Visiteur. - Voilà ce qui vous trompe. Un célèbre chirurgien a reconnu que certaines personnes peuvent, par la contraction d'un muscle de la jambe, produire un bruit pareil à celui que vous attribuez à la table ; d'où il conclut que vos médiums s'amusent aux dépens de la crédulité.
A. K. - Alors si c'est un craquement
de muscle, ce n'est pas la table qui est préparée. Puisque
chacun explique cette prétendue supercherie à sa manière,
c'est la preuve la plus évidente que ni les uns ni les autres ne
connaissent la véritable cause.
Je respecte la science de ce savant chirurgien, seulement il se
présente quelques difficultés dans l'application aux tables
parlantes du fait qu'il signale. La première, c'est qu'il est
singulier que cette faculté, jusqu'à présent exceptionnelle,
et regardée comme un cas pathologique, soit tout à coup devenue
si commune ; la seconde, qu'il faut avoir une bien robuste envie
de mystifier pour faire craquer son muscle pendant deux ou trois
heures de suite, quand cela ne rapporte rien que de la fatigue et
de la douleur ; la troisième, que je ne vois pas trop comment ce
muscle correspond aux portes et aux murailles dans lesquelles les
coups se font entendre ; la quatrième enfin, qu'il faut à ce
muscle craqueur une propriété bien merveilleuse pour faire
mouvoir une lourde table, la soulever, l'ouvrir, la fermer, la
maintenir en suspension sans point d'appui, et finalement la
faire briser en tombant. On ne se doutait guère que ce muscle
eût tant de vertus. (Revue Spirite, juin 1859, page 141 : Le
muscle craqueur.)
Le célèbre chirurgien dont vous parlez a-t-il étudié le
phénomène de la typtologie sur ceux qui le produisent ? Non ;
il a constaté un effet physiologique anormal chez quelques
individus qui ne se sont jamais occupés de tables frappantes,
ayant une certaine analogie avec celui qui se produit dans les
tables, et, sans plus ample examen, il conclut, de toute
l'autorité de sa science, que tous ceux qui font parler les
tables doivent avoir la propriété de faire craquer leur muscle
court péronier, et ne sont que des faiseurs de dupes, qu'ils
soient princes ou artisans, qu'ils se fassent payer ou non.
A-t-il au moins étudié le phénomène de la typtologie dans
toutes ses phases ? A-t-il vérifié si, à l'aide de ce
craquement musculaire, on pouvait produire tous les effets
typtologiques ? Pas davantage, sans cela il se serait convaincu
de l'insuffisance de son procédé ; ce qui ne l'a pas empêché
de proclamer sa découverte en plein Institut. Ne voilà-t-il
pas, pour un savant, un jugement bien sérieux ! Qu'en reste-t-il
aujourd'hui ? Je vous avoue que, si j'avais à subir une
opération chirurgicale, j'hésiterais fort à me confier à ce
praticien car je craindrais qu'il ne jugeât pas mon mal avec
plus de perspicacité.
Puisque ce jugement est une des autorités sur lesquelles vous
semblez devoir vous appuyer pour battre en brèche le spiritisme,
cela me rassure complètement sur la force des autres arguments
que vous ferez valoir si vous ne les puisez pas à des sources
plus authentiques.
Le Visiteur. - Vous voyez pourtant que la mode des tables tournantes est passée ; pendant un temps c'était une fureur ; aujourd'hui on ne s'en occupe plus. Pourquoi cela, si c'est une chose sérieuse ?
A. K. - Parce que des tables tournantes est sortie une chose plus sérieuse encore ; il en est sorti toute une science, toute une doctrine philosophique bien autrement intéressante pour les hommes qui réfléchissent. Quand ceux-ci n'ont plus rien eu à apprendre en voyant tourner une table, ils ne s'en sont plus occupés. Pour les gens futiles qui n'approfondissent rien, c'était un passe-temps, un jouet qu'ils ont laissé quand ils en ont eu assez ; ces personnes ne comptent pour rien en science. La période de curiosité a eu son temps : celle de l'observation lui a succédé. Le spiritisme est alors entré dans le domaine des gens sérieux qui ne s'en amusent pas, mais qui s'instruisent. Aussi les personnes qui en font une chose grave ne se prêtent à aucune expérience de curiosité, et encore moins pour ceux qui y viendraient avec des pensées hostiles ; comme elles ne s'amusent pas elles-mêmes, elles ne cherchent pas à amuser les autres ; et je suis de ce nombre.
Le Visiteur. - Il n'y a pourtant que l'expérience qui puisse convaincre, dût-on, en commençant, n'avoir qu'un but de curiosité. Si vous n'opérez qu'en présence de gens convaincus, permettez-moi de vous dire que vous prêchez des convertis.
A. K. - Autre chose est d'être
convaincu, ou d'être disposé à se convaincre ; c'est à ces
derniers que je m'adresse, et non à ceux qui croient humilier
leur raison en venant écouter ce qu'ils appellent des rêveries.
De ceux-là je ne me préoccupe pas le moins du monde. Quant à
ceux qui disent avoir le désir sincère de s'éclairer, la
meilleure manière de le prouver, c'est de montrer de la
persévérance ; on les reconnaît à d'autres signes qu'au
désir de voir une ou deux expériences : ceux-là veulent
travailler sérieusement.
La conviction ne se forme qu'à la longue, par une suite
d'observations faites avec un soin tout particulier. Les
phénomènes spirites diffèrent essentiellement de ceux que
présentent nos sciences exactes : ils ne se produisent pas à
volonté ; il faut les saisir au passage ; c'est en voyant
beaucoup et longtemps qu'on découvre une foule de preuves qui
échappent à la première vue, surtout quand on n'est pas
familiarisé avec les conditions dans lesquelles elles peuvent se
rencontrer, et encore plus quand on y apporte un esprit de
prévention. Pour l'observateur assidu et réfléchi, les preuves
abondent : pour lui, un mot, un fait insignifiant en apparence
peut être un trait de lumière, une confirmation ; pour
l'observateur superficiel et de passage, pour le simple curieux,
elles sont nulles ; voilà pourquoi je ne me prête pas à des
expériences sans résultat probable.
Le Visiteur. - Mais enfin il faut un commencement à tout. Le novice, qui est une table rase, qui n'a rien vu, mais qui veut s'éclairer, comment peut-il le faire, si vous ne lui en donnez pas les moyens ?
A. K. - Je fais une grande différence
entre l'incrédule par ignorance et l'incrédule par système ;
quand je vois en quelqu'un des dispositions favorables, rien ne
me coûte pour l'éclairer ; mais il y a des gens chez qui le
désir de s'instruire n'est qu'un faux-semblant : avec ceux-là
on perd son temps, car s'ils ne trouvent pas tout d'abord ce
qu'ils ont l'air de chercher, et ce qu'ils seraient peut-être
fâchés de trouver, le peu qu'ils voient est insuffisant pour
détruire leurs préventions ; ils le jugent mal et en font un
sujet de dérision qu'il est inutile de leur fournir.
A celui qui a le désir de s'instruire, je dirai : «On ne peut
pas faire un cours de spiritisme expérimental comme on fait un
cours de physique et de chimie, attendu qu'on n'est jamais
maître de produire les phénomènes à son gré, et que les
intelligences qui en sont les agents déjouent souvent toutes nos
prévisions. Ceux que vous pourriez voir accidentellement ne
présentant aucune suite, aucune liaison nécessaire, seraient
peu intelligibles pour vous. Instruisez-vous d'abord par la
théorie ; lisez et méditez les ouvrages qui traitent de cette
science, là vous en apprendrez les principes, vous trouverez la
description de tous les phénomènes, vous en comprendrez la
possibilité par l'explication qui en est donnée, et par le
récit d'une foule de faits spontanés dont vous avez pu être
témoin à votre insu et qui vous reviendront à la mémoire ;
vous vous édifierez sur toutes les difficultés qui peuvent se
présenter, et vous vous formerez ainsi une première conviction
morale. Alors, quand les circonstances se présenteront de voir
ou d'opérer par vous-même, vous comprendrez, quel que soit
l'ordre dans lequel les faits se présenteront, parce que rien ne
vous sera étranger.»
Voilà, Monsieur, ce que je conseille à toute personne qui dit
vouloir s'instruire, et à sa réponse il est aisé de voir s'il
y a chez elle autre chose que de la curiosité.
1 Depuis cet entretien, écrit en 1859, lexpérience est venue largement démontrer la justesse de cette proposition.