Premier entretien.

1. Qui es-tu ? Je ne connais personne de ce nom. - R. Un de tes anciens camarades de collège.

2. Je n'en ai aucun souvenir. - R. Te rappelles-tu avoir une fois été rossé ?

3. C'est possible ; entre écoliers cela arrive quelquefois. Je me souviens en effet de quelque chose comme cela, mais je me souviens aussi de lui avoir rendu la monnaie de sa pièce. - R. C'était moi ; je ne t'en veux pas.

4. Merci ; autant que je me le rappelle, tu étais un assez mauvais garnement. - R. Voilà la mémoire qui te revient ; je n'ai pas changé tant que j'ai vécu. J'étais mauvaise tête, mais pas méchant dans le fond ; je me battais avec le premier venu ; c'était comme un besoin chez moi ; puis, le dos tourné, je n'y pensais plus.

5. Quand et à quel âge es-tu mort ? - R. Il y a quinze ans ; j'avais vingt ans à peu près.

6. De quoi es-tu mort ? - R. Une étourderie de jeune homme..., une suite de ma mauvaise tête....

7. As-tu encore ta famille ? - R. J'avais perdu depuis longtemps mon père et ma mère ; j'habitais chez un oncle, mon seul parent... ; si tu vas à Cambrai je t'engage à aller le voir... ; c'est un bien brave homme que j'aime beaucoup quoiqu'il m'ait assez durement mené ; mais je le méritais.

8. S'appelle-t-il comme toi ? - R. Non ; il n'y a plus personne à Cambrai de mon nom ; il s'appelle W... ; il demeure rue... n... ; tu verras que c'est bien moi qui te parle.

Remarque. - Le fait a été vérifié par le médium lui-même dans un voyage qu'il fit quelque temps après. Il trouva M. W... à l'adresse indiquée ; celui-ci lui dit qu'en effet il avait eu un neveu de ce nom, un franc étourdi assez mauvais sujet, mort en 1844, peu de temps après avoir tiré à la conscription. Cette circonstance n'avait pas été indiquée par l'Esprit ; il l'a fait plus tard spontanément ; on verra à quelle occasion.

9. Par quel hasard es-tu venu chez moi ? - R. Le hasard si tu veux ; mais moi je crois plutôt que c'est mon bon génie qui m'a poussé vers toi, car j'ai l'idée que nous gagnerons tous les deux à renouveler connaissance... J'étais ici à côté, chez ton voisin, occupé à considérer des tableaux..., pas des tableaux d'église... ; tout à coup je t'ai aperçu et je suis venu. Je t'ai vu occupé à causer avec un autre Esprit, j'ai voulu me mêler de la conversation.

10. Mais pourquoi as-tu répondu aux questions que je faisais à un autre Esprit ? Ceci n'est pas d'un bon camarade. - R. J'étais en présence d'un Esprit sérieux qui ne me paraissait pas disposé à répondre ; en répondant pour lui je croyais lui faire la langue, mais cela n'a pas réussi ; je voulais, en ne disant pas la vérité, le faire parler.

11. Ceci est très mal, car il aurait pu en résulter des choses fâcheuses si je ne me fusse pas aperçu de la supercherie. - R. Tu l'aurais toujours su, un peu plus tôt, un peu plus tard.

12. Dis-moi un peu comment tu es entré ici ? - R. Belle question ! Est-ce que nous avons besoin de demander le cordon ?

13. Tu peux donc aller partout, entrer partout ? - R. Mais !... sans dire gare ! encore... Nous ne sommes pas Esprits pour rien.

14. Je croyais cependant que certains Esprits n'avaient pas le pouvoir de pénétrer dans toutes les réunions ? - R. Est-ce que, par hasard, tu crois que ta chambre est un sanctuaire, et que je suis indigne d'y pénétrer ?

15. Réponds sérieusement à ma question, et pas de mauvaises plaisanteries, je t'en prie ; tu vois que je ne suis pas d'humeur à les supporter, et que les Esprits mystificateurs sont mal reçus chez moi. - R. Il y a des réunions d'Esprits où nous autres vauriens ne pouvons pénétrer, c'est vrai ; mais ce sont les Esprits supérieurs qui nous en empêchent, et non pas vous autres hommes ; d'ailleurs, quand nous allons quelque part nous savons bien nous taire et nous tenir à l'écart quand il le faut ; nous écoutons, et si cela nous ennuie nous nous en allons... Ah çà ! tu n'as pas l'air enchanté de ma visite.

16. C'est que je ne reçois pas volontiers le premier venu, et franchement je te sais mauvais gré d'être venu troubler un entretien sérieux. - R. Ne te fâche pas..., je ne t'en veux pas..., je suis toujours bon garçon... ; une autre fois je me ferai annoncer.

17. Voilà quinze ans que tu es mort... - R. Entendons-nous ; c'est mon corps qui est mort ; mais moi, qui te parle, je ne suis pas mort.

Remarque. On trouve souvent chez les Esprits, même légers et facétieux, des mots d'une grande profondeur. Ce MOI qui n'est pas mort est tout à fait philosophique.

18. C'est bien comme cela que je l'entends. A ce sujet, dis-moi si, tel que tu es maintenant, tu me vois avec autant de netteté que si tu avais ton corps ? - R. Je te vois encore bien mieux ; j'étais myope ; c'est pour cela que j'ai voulu me faire exempter de la conscription.

19. Voilà, dis-je, quinze ans que tu es mort, et tu me parais tout aussi étourdi qu'auparavant ; tu n'as donc pas avancé ? - R. Je suis ce que j'étais, ni mieux, ni pis.

20. A quoi passes-tu ton temps ? - R. Je n'ai pas d'autres occupations que de me divertir ou de me renseigner sur les événements qui peuvent influencer ma destinée. Je vois beaucoup ; je passe une partie de mon temps, tantôt chez des amis, tantôt au spectacle... Je surprends quelquefois de drôles de choses... Si l'on savait que l'on a des témoins quand on croit être seul !... Enfin je fais en sorte que mon temps me soit à charge le moins possible... Dire combien cela durera, je n'en sais rien, et cependant je cours ainsi depuis un certain temps... As-tu assez d'explications comme cela ?

21. En somme, es-tu plus heureux que de ton vivant ? - R. Non.

22. Qu'est-ce qui te manque ? Tu n'as plus besoin de rien ; tu ne souffres plus ; tu ne crains pas d'être ruiné ; tu vas partout, tu vois tout ; tu ne redoutes ni les soucis, ni les maladies, ni les infirmités de la vieillesse ; n'est-ce pas là une existence heureuse ? - R. Il me manque la réalité des jouissances ; je ne suis pas assez avancé pour jouir d'un bonheur moral ; j'envie tout ce que je vois, et c'est ce qui me torture ; je m'ennuie et je tâche de tuer le temps comme je peux !... il est bien long le temps !... j'éprouve un malaise que je ne puis définir... ; j'aimerais mieux souffrir les misères de la vie que cette anxiété qui m'accable.

Remarque. N'est-ce pas là un éloquent tableau des souffrances morales des Esprits inférieurs ? Envier tout ce que l'on voit ; avoir les mêmes désirs et ne jouir de rien en réalité, ce doit être une véritable torture.

23. Tu as dis que tu allais voir tes amis ; n'est-ce pas une distraction ? - R. Mes amis ne savent pas que je suis là, et d'ailleurs ils ne pensent plus à moi ; cela me fait mal.

24. N'en as-tu pas parmi les Esprits ? - R. Des étourdis, des vauriens comme moi, qui s'ennuient comme moi ; leur société n'est pas très amusante ; ceux qui sont heureux et raisonnables s'éloignent de moi.

25. Pauvre garçon ! je te plains, et si je pouvais t'être utile, je le ferais avec plaisir. - R. Si tu savais ce que cette parole me fait de bien ! c'est la première fois que je l'entends.

26. Ne pourrais-tu te procurer les occasions de voir et d'entendre des choses bonnes et utiles qui serviraient à ton avancement ? - R. Oui, mais il faudrait pour cela que je sache profiter de ces leçons ; j'avoue que de préférence j'aime à assister à des scènes d'amour et de débauche qui n'ont pas influencé mon esprit dans le bien. Avant d'entrer chez toi, j'étais là, à considérer des tableaux qui réveillaient en moi certaines idées..., mais brisons là... J'ai su cependant résister à demander à me réincarner pour jouir des plaisirs dont j'ai tant abusé ; maintenant je vois combien j'aurais eu tort. En venant chez toi, je sens que je fais bien.

27. Eh bien ! à l'avenir, j'espère que tu me feras le plaisir, si tu tiens à mon amitié, de ne plus arrêter ton attention sur les tableaux qui peuvent te donner de mauvaises idées, et que tu penseras au contraire à ce que tu pourras entendre ici de bon et d'utile pour toi. Tu t'en trouveras bien ; crois-moi. - R. Si c'est ton idée ce sera la mienne.

28. Quand tu vas au théâtre éprouves-tu les mêmes émotions que lorsque tu y allais de ton vivant ? - R. Plusieurs émotions différentes ; celles-là d'abord ; puis je me mêle quelquefois à des conversations..., j'entends de singulières choses.

29. Quel est ton théâtre de prédilection ? - R. Les Variétés ; mais il m'arrive souvent d'aller les voir tous dans la même soirée. Je vais aussi dans les bals, dans les réunions où l'on s'amuse.

30. De façon que, tout en t'amusant, tu peux t'instruire, car tu dois pouvoir observer beaucoup dans ta position ? - R. Oui, mais ce que j'aime bien, ce sont certains colloques ; il est vraiment curieux de voir les manèges de certains individus, surtout de ceux qui veulent se faire croire encore jeunes. Dans tous ces bavardages personne ne dit la vérité : le coeur se farde comme le visage et c'est à n'y rien comprendre. J'ai fait une étude de moeurs là-dessus.

31. Eh bien ! ne vois-tu pas que nous pourrions avoir ensemble de bonnes petites causeries comme celle-ci dont nous pourrons l'un et l'autre tirer bon profit ? - R. Toujours ; comme tu le dis, pour toi d'abord et pour moi ensuite. Tu as des occupations que nécessite ton corps ; moi je puis faire toutes les démarches possibles pour m'instruire sans nuire à mon existence.

32. Puisqu'il en est ainsi, tu continueras tes observations, ou, comme tu le dis, tes études de moeurs ; jusqu'à présent tu n'en as guère profité ; il faut qu'elles servent à t'éclairer, et pour cela il faut que tu les fasses dans un but sérieux et non pour t'amuser et tuer le temps. Tu me diras ce que tu as vu ; nous en raisonnerons, et nous en tirerons des conséquences pour notre instruction mutuelle. - R. Ce sera même très attrayant ; oui, certainement, je suis à ton service.

33. Ce n'est pas tout ; je voudrais te procurer l'occasion de faire une bonne action ; le veux-tu ? - R. De grand coeur ! Il sera donc dit que je pourrai être bon à quelque chose. Dis-moi tout de suite ce qu'il faut que je fasse.

34. Doucement ! Je ne confie pas ainsi des missions délicates à ceux dont je ne suis pas parfaitement sûr. Tu as de la bonne volonté, je n'en doute pas ; mais auras-tu la persévérance nécessaire ? c'est une question. Il faut donc que j'apprenne à te mieux connaître, pour savoir ce dont tu es capable et jusqu'à quel point je peux compter sur toi. Nous en causerons une autre fois. - R. Tu le verras.

35. Adieu donc pour aujourd'hui. - R. Au revoir.