XX. - JEANNE D'ARC AU VINGTIEME SIECLE ;
SES ADMIRATEURS ; SES CONTEMPTEURS.

Je suis dolente de voir que les Français se disputent mon âme.

JEHANNE.

La deuxième moitié du dix-neuvième siècle et le commencement du vingtième ont vu se produire, en faveur de la vierge lorraine, un puissant courant d'opinion, à la fois laïque et religieux. Les réputations mal assises ne résistent guère à l'action du temps. La physionomie de l'héroïne, au contraire, grandit avec les siècles et resplendit d'un plus vif éclat.

Ce courant d'opinion a deux sources. Il a pris naissance, d'une part, dans les nombreux ouvrages d'histoire et d'érudition, publiés par J. Michelet, Quicherat, H. Martin, Wallon, Siméon Luce, J. Fabre, etc. Dans cet ordre d'idées, aucun sujet n'a provoqué un ensemble de travaux aussi imposant. Il découle aussi des enquêtes et du procès dirigés par l'Eglise catholique, en vue de la canonisation de Jeanne d'Arc.

Des deux côtés, la mémoire de l'héroïne a trouvé des admirateurs sincères et des défenseurs généreux. Après une longue période de silence et d'oubli, ce fut comme un réveil d'enthousiasme. On se serait cru au lendemain de la délivrance d'Orléans. A mesure que les travaux se précisaient, la lumière devenait plus complète. Cette grande figure sortait des limites étroites, dans lesquelles le passé l'avait enfermée. Elle apparaissait dans toute sa beauté, comme la plus pure incarnation de l'idée de patrie, comme un véritable messie national. Ce magnifique élan de sympathie, malgré les efforts de certains détracteurs dont nous parlerons plus loin, n'a cessé de s'accentuer ; aujourd'hui, la Pucelle est sur le point de devenir la figure historique la plus populaire de notre pays.

Dès 1884, le cabinet politique, présidé par M. Dupuy, prit l'initiative d'une fête nationale en l'honneur de Jeanne d'Arc. Une première proposition fut présentée à la Chambre, le 30 juin. Elle portait les signatures de 252 députés et préludait par un exposé des motifs ainsi conçu :

" Un grand mouvement d'opinion vient de se produire en faveur de l'institution d'une fête nationale de Jeanne d'Arc, qui serait la fête du patriotisme.

" La République des Etats-Unis, outre sa fête de l'Indépendance, a sa fête de Washington. La République française, outre sa fête de la Liberté, aurait sa fête de Jeanne d'Arc.

" Ce jour-là, tous les Français s'uniraient dans une bienfaisante communion d'enthousiasme. "

La Commission d'initiative conclut à la prise en considération. Mais la législature ayant pris fin, la proposition resta en suspens, puis fut reprise par le Sénat, sur la demande de 120 sénateurs républicains.

Dans son rapport, présenté à la haute assemblée, M. Joseph Fabre, sénateur de l'Aveyron, s'exprimait ainsi :

" Ni l'Orient avec toutes ses légendes, ni la Grèce avec tous ses poèmes, n'ont rien conçu de comparable à cette Jeanne d'Arc que l'histoire nous a donnée. " (...)

" Le moment n'est-il pas opportun pour opposer cette grande mémoire aux déclarations dangereuses de tous les pontifes du cosmopolitisme, qui voudraient nous persuader qu'il ne nous reste pas même la seule religion qui ne comporte pas d'athées, la religion de la patrie ? "

Le projet de loi fut voté par le Sénat et renvoyé à la Chambre.

Après avoir dormi longtemps dans les cartons, à la suite d'une énergique pétition des Femmes de France le projet fut enfin repris et voté le 10 juillet 1920 dans les termes suivants : " Est déclaré fête nationale de Jeanne d'Arc, le deuxième dimanche de mai de chaque année. "

Quelle considération a retenu si longtemps nos politiciens sceptiques de la Chambre ? Probablement les " voix " de Jeanne d'Arc et le caractère spiritualiste de sa mission. Mais ces voix ont existé, le monde invisible est intervenu. La solidarité qui relie les êtres vivants s'étend par-delà le monde physique, embrasse deux humanités et se révèle par des faits. Les Entités de l'espace ont sauvé la France au quinzième siècle par l'intermédiaire de l'héroïne. Que cela plaise ou non, on ne peut oublier l'histoire. La France et le monde sont entre les mains de Dieu, même lorsque ce sont les matérialistes et les athées qui gouvernent. La Révolution elle-même fut un geste des puissances invisibles ; mais elle ne fut pas comprise dans l'idée-mère qui l'inspira.

On peut combattre le cléricalisme et ses abus ; pour ce qui est de l'idéal spiritualiste et religieux, on ne le détruira jamais. Il domine les temps et les empires, se transformant avec eux pour revêtir un caractère toujours plus large et plus élevé.

Il faut remarquer que Jeanne a tous les titres à l'affection des démocrates. En effet, son oeuvre n'est pas seulement une affirmation de l'Au-delà, elle est aussi la glorification du peuple dont elle est issue, celle de la femme, celle du droit des nations et surtout l'affirmation de l'inviolabilité des consciences.

Les hommes de 89 et de 48 avaient déjà une très haute conception de cette idéale figure. Tous s'inclinaient devant la mémoire de Jeanne, et Barbès écrivait " qu'elle aurait un jour sa statue jusque dans nos plus petits hameaux ".

Du côté catholique, le mouvement d'opinion en faveur de la Libératrice a suivi une marche régulière et continue. L'évêque d'Orléans, Mgr Dupanloup, conçut, le premier, le projet de canonisation. Le 8 mai 1869, il adressa au pape Pie IX une requête signée par de nombreux évêques, pour obtenir que la " Pucelle, proclamée sainte, pût recevoir dans les temples les hommages et les prières des fidèles ". Les événements de 1870, et la chute du pouvoir temporel retardèrent les effets de cette première instance. Mais, peu après, la question fut examinée de nouveau et le " procès informatif ", ordonné en 1874, fut terminé en 1876.

Le 11 octobre 1888, trente-deux cardinaux, archevêques et évêques français, adressaient à Léon XIII " leurs supplications pour que Jeanne d'Arc fût bientôt placée sur les autels ".

Enfin la canonisation fut célébrée en grande pompe le 16 mai 1920, à Saint-Pierre de Rome, par Pie X, en présence de 30.000 pèlerins français, dont 65 évêques. La foule débordait sur les parvis et couvrait la place jusqu'à la colonnade du Bernin.

Nous ne songeons nullement à blâmer les manifestations solennelles qui ont eu lieu à Rome et dans la France entière. Tous les Français ont le droit d'honorer la Libératrice à leur guise. Nous regrettons seulement que dans le mouvement catholique en faveur de Jeanne d'Arc, l'intérêt de caste paraisse si évident. Il semble qu'on veuille exploiter la mémoire de l'héroïne, et on la déforme en la sanctifiant. Ne cherche-t-on pas à faire d'elle un trophée, un signe de ralliement pour les luttes semi-politiques, semi-religieuses ?

La vierge lorraine paraît peu sensible à ces hommages. Aux cérémonies bruyantes, elle préfère l'affection de tant d'âmes modestes et obscures, qui savent l'aimer en silence. Leurs pensées montent vers elle comme le parfum discret des violettes, dans le calme et le recueillement de la prière. Et cela la touche plus que l'éclat des fêtes et le fracas des orgues ou des canons.

*

* *

Le courant catholique provoqua un courant contraire. On vit avec un étonnement mêlé de stupeur, se dessiner contre Jeanne d'Arc une campagne de dénigrement. Alors que tous les peuples nous l'envient, que les Allemands la glorifient par l'oeuvre de Schiller, tandis que les Anglais eux-mêmes l'honorent comme un des plus beaux exemples offerts à l'humanité, ce fut en France que l'on entendit critiquer, rabaisser une des plus pures gloires de notre nation.

Toute une catégorie d'écrivains libres penseurs s'est ruée sur le renom de Jeanne.

Ont-ils cédé au besoin malsain d'abaisser toute supériorité, qui est le propre de certains esprits, ce directeur d'un Journal parisien et ce professeur de l'Université qui se sont acquis une notoriété spéciale en dénaturant l'oeuvre de Jeanne ? Ou bien ont-ils obéi à un autre mobile aussi peu avouable ? Quoi qu'il en soit on ne peut que déplorer l'attitude de ces deux hommes que leur culture intellectuelle eût dû préserver d'une telle déchéance.

Lisons ce qu'écrit M. Bérenger, directeur du journal l'Action, sur la grande âme dont nous venons d'étudier la vie :

" Maladive, hystérique, ignorante, Jeanne d'Arc, même brûlée par les prêtres et trahie par son roi, ne mérite pas nos sympathies. Aucun des idéaux, aucun des sentiments qu'inspire l'humanité d'aujourd'hui n'a guidé l'hallucinée mystique de Domremy. En soutenant un Valois contre un Plantagenet, que fit-elle d'héroïque ou même de louable ? Elle contribua, plus que tout autre, à créer, entre la France et l'Angleterre, le misérable antagonisme dont nous avons peine à nous libérer six siècles après. "

Que dire de cet amas d'insanités, où presque chaque mot est un outrage, chaque pensée un défi à l'histoire et au bon sens ?

Et M. Thalamas, ce professeur d'un lycée de Paris, cherchant, par ses cours à des enfants de quinze ans, à faire pénétrer dans ces jeunes cerveaux des doutes sur le véritable caractère de la Pucelle ! A quelle source a-t-il puisé sa prétendue érudition ?

Jaurès, le grand orateur socialiste, qui, le 1° décembre 1904, prit, à la Chambre des députés, la défense de ce singulier professeur d'histoire, fut plus habile. Il sauva son client des mesures disciplinaires qui auraient été peut-être édictées contre lui, en puisant dans ses souvenirs de l'Ecole, les éléments d'une sorte de panégyrique de la grande calomniée. Dans son discours, Jeanne n'est plus l'hallucinée, dépeinte à ses élèves par le professeur du Lycée Condorcet ; l'orateur est bien obligé de lui concéder une " merveilleuse hauteur d'inspiration morale ; une merveilleuse finesse et subtilité d'esprit ", ce par quoi elle se rattache " au vieux fond gaulois de notre race ".

Dans ses articles de journaux, conférences et brochure, M. Thalamas semble aussi étranger au patriotisme et aux nobles sentiments dont l'histoire de la Pucelle est tissée, qu'aux notions psychiques et aux connaissances militaires qu'il est nécessaire de posséder, pour la bien comprendre et surtout pour la décrire. En parcourant son opuscule : Jeanne d'Arc, l'histoire et la légende, on est tout d'abord surpris de voir avec quelle légèreté il fait la leçon à des historiens tels que Michelet, H. Martin, etc., qui ont lu les textes, les ont compris et les ont interprétés logiquement à leur point de vue psychologique, patriotique et humain, dans un beau langage. Tout en rendant justice çà et là à la " splendide conviction " et même à " l'héroïsme " de la Pucelle, sous sa plume, la physionomie de la Vierge lorraine s'estompe, s'efface ; sa mémoire pâlit, son rôle se restreint. Elle devient un personnage de deuxième ou troisième plan.

Parfois, sa tactique consiste à comparer, à opposer à Jeanne d'Arc d'autres voyantes : Catherine de La Rochelle et Perrinaïc la Bretonne. Or, on chercherait vainement dans l'existence de ces pauvres femmes un fait, un acte, une parole comparables à ceux qu'on trouve en abondance dans la vie de Jeanne. Il y a là un parti pris évident, un désir d'amoindrir l'héroïne.

Dans ses conférences à travers la France, M. Thalamas émettait l'opinion que les Orléanais assiégés pouvaient se tirer seuls d'affaire ; dans sa brochure, il est d'un tout autre avis. La prise d'Orléans, dit-il (p. 34), dans un délai plus ou moins rapproché, malgré la mauvaise direction du siège, n'en était pas moins fatale.

Les Parisiens, en 1870, pouvaient aussi chasser les Allemands ; ni les hommes, ni l'argent, ni le courage ne leur manquaient : on l'a bien vu par la durée de leur résistance ; c'est un chef possédant la foi communicative et les talents militaires nécessaires, qui leur a fait défaut. Ce chef-là, Orléans le trouva et, par lui, fut sauvé !

Parmi les écrivains contempteurs de Jeanne d'Arc, Anatole France s'est fait une place considérable par la publication, en 1908, de deux gros volumes in-8. Mais son oeuvre, si importante en apparence par l'étendue et la documentation, perd beaucoup de sa valeur dès qu'on la soumet à une analyse attentive. Ce qui domine en elle, c'est l'ironie perfide et les subtiles moqueries. On n'y trouve pas de brutalités à la manière des Bérenger et autres critiques. L'habile académicien procède par voie d'insinuation. Tout concourt, dans ces pages, à rapetisser l'héroïne et, souvent, à la rendre ridicule.

Si, en certains cas, il consent à lui rendre justice, la plupart du temps, il la ravale au dernier rang et lui attribue le rôle d'une fille imbécile. Ainsi, lorsque Loyseleur vient l'entretenir, nombre de fois, dans sa prison, tantôt sous le costume d'un cordonnier, tantôt sous un vêtement ecclésiastique, elle ne s'aperçoit pas qu'elle a affaire à une seule et même personne.

Le premier volume de A. France était remarquable comme style et coordination d'idées. On y retrouvait le subtil lettré. Le second fut incohérent, d'un style relâché, rempli d'anecdotes plaisantes ou tragiques, de faits curieux, parfois étrangers au sujet. Ces récits en rendent cependant la lecture amusante, et en ont assuré le succès. Mais c'est en vain, que dans toute l'oeuvre on chercherait un sentiment élevé et quelque grandeur. Ces qualités sont inconnues à l'auteur. Et que d'erreurs volontaires !

Ces erreurs, M. Achille Luchaire, professeur à la Sorbonne, l'un des maîtres incontestés des études sur le moyen âge, a été un des premiers à les signaler. En voici un exemple. Le chevalier Robert de Baudricourt est, pour M. Anatole France, un homme " simple et jovial ". Et, à l'appui de cette affirmation, il cite (Procès, t. III, p. 86) une page où il n'est nullement question de ce personnage (LUCHAIRE, Grande Revue, 25 mars 1908, p. 231, note). France prête au même Baudricourt cette opinion " que Jeanne ferait une belle ribaude, et que ce serait un friand morceau pour les gens d'armes ". " Mais le Procès (t. III, p. 85), auquel France se reporte à ce sujet, dit M. Luchaire, ne parle que de l'entrevue de Chinon et du siège d'Orléans, et nullement du capitaine de Vaucouleurs. " (Grande Revue, 25 mars 1908, p. 230, note)1.

M. Luchaire donne d'autres exemples. Des constatations identiques sont faites par M. Salomon Reinach dans la Revue critique. A. France écrit : " Elle entendit la voix qui lui disait : Le voilà ! " En note, renvoi à Procès (t. II, p. 456), où on ne trouve rien de tel (Revue critique, 19 mars 1908, p. 214). De même M. Andrew Lang, dans la Fortnightly Review. A propos de prétendues prophéties que les prêtres auraient révélées à quelques dévots, et parmi eux à Jeanne d'Arc, M. Lang fait observer : " A l'appui de son dire, M. France cite un passage du procès qui prouve exactement le contraire de ce qu'il vient d'avancer. " Ailleurs, il s'agit des voyages que Jeanne aurait faits à Toul, pour y paraître devant le tribunal de l'official, sous l'inculpation d'avoir rompu une promesse de mariage, et M. Lang objecte : " A l'appui de ses dires, M. France cite trois pages du Procès (t. I et II). L'une des trois (t. II, p. 476) n'existe pas, les deux autres ne confirment en rien ce qu'il avance, et l'une des pages suivantes le contredit. "

Dans un article bibliographique publié par la Revue hebdomadaire2, M. Funck-Brentano fait ressortir avec justesse ces graves imperfections de l'oeuvre de M. France :

" Les inexactitudes y reviennent sans cesse. Elles surprennent de la part d'un écrivain qui, au cours de sa préface, se montre si sévère à ses devanciers ; mais, après tout, il n'y a là que péché véniel, encore qu'il se répète souvent. On devient plus perplexe sur la valeur historique de l'oeuvre de France, quand on trouve aux textes une portée toute différente de celle qu'il leur attribue. Qu'un historien force sa pensée dans la direction d'idées préconçues, c'est regrettable ; mais que dire s'il y incline arbitrairement les documents eux-mêmes ?

" Les différents critiques, qui se sont occupés jusqu'à ce jour de l'oeuvre retentissante de M. France, de cette Vie de Jeanne d'Arc qui fit tant de bruit avant même que de paraître, ont été surpris de constater, en maints endroits, à propos des textes auxquels renvoyait l'auteur comme fondement de son récit ou de ses opinions, que, non seulement ces textes étaient reproduits ou commentés inexactement, mais qu'ils ne contenaient rien qui concernât de près ni de loin ce que M. France leur faisait dire.

" Le sens commun, dit France, est rarement le sens du juste et du vrai (t. I, p. 327). Aussi le sens commun a-t-il été exclus de son livre avec un soin parfait. En son lieu et place, pour l'agrément du lecteur, des histoires pittoresques et inattendues, (t. I, p. 532), il s'agit du don, attribué à nos anciens rois, de guérir les écrouelles. Notre séduisant historien constate que, dans la vieille France, les vierges avaient le même don, à condition qu'elles fussent toutes nues et qu'elles invoquassent Apollon. Voilà, du moins, qui est imprévu ! La citation renvoie à Leber (Des Cérémonies du sacre). M. Salomon Reinach l'a vérifiée : il s'agit d'un emprunt fait par un clerc à Pline, lequel vivait au premier siècle ! "

Au cours du même article, M. Funck-Brentano cite encore l'opinion d'Andrew Lang, auteur d'un ouvrage estimé sur Jeanne d'Arc, publié en langue anglaise :

" M. Lang signale l'éternel et déplaisant ricanement dont A. France accable littéralement ses lecteurs. Le mot " ricanement " est sans doute un peu dur. A. France ne ricane pas. C'est le fin sourire d'un aimable ironiste. Mais l'ironie n'est pas de l'histoire. L'ironiste se moque et l'historien doit expliquer. Qu'est-ce que l'histoire ? L'explication des faits du passé.

" Mais revenons à M. Lang qui dit : " La première qualité du véritable historien, c'est l'imagination sympathique qui, seule, permet de comprendre l'époque dont il parle, d'en connaître les pensées et les sentiments, et de revivre en quelque sorte la vie des hommes d'autrefois. Anatole France manque de ce don essentiel à un degré tout à fait surprenant. "

" A. France est un admirable sophiste - à prendre ce mot dans son vrai sens. "

Enfin M. Funck-Brentano commente un article du critique allemand, Max Nordau, sur la Jeanne d'Arc d'A. France. Il débutait par ces mots, empruntés à Schiller, à propos de la Pucelle d'Orléans : " Le monde aime à ternir ce qui brille, il aime à traîner dans la poussière ce qui s'est élevé. " La conclusion de l'article répondait à cette entrée en matière :

" Après le travail d'Anatole France, il nous sera difficile de passer sans haussement d'épaules devant la statue équestre de la Pucelle d'Orléans. Sans brutalité, avec la main habile, douce et caressante d'une soubrette, il l'a dépouillée de sa légende, et voici que, privée de cette riche parure faite de contes et de traditions, Jeanne d'Arc n'inspire plus que de la pitié ; il ne peut plus être question pour elle d'admiration, ni même de sympathie. "

Ces lignes font ressortir nettement le caractère perfide et malfaisant de l'oeuvre d'un écrivain soi-disant rationaliste, qui, ne comprenant rien aux effets, a néanmoins la prétention d'en indiquer les causes, et ne craint pas de torturer les textes pour fausser l'opinion.

L'oeuvre d'Anatole France est, à certains points de vue, une lourde erreur et une mauvaise action. On pourrait lui appliquer le mot de Mme de Staël, parlant de la Pucelle de Voltaire : " C'est un crime de lèse-nation ! "

A ces diatribes, nous allons opposer l'opinion de contemporains illustres, qui ne se sont pas laissé aveugler par la haine politique.

Vers la fin du dernier siècle, un journaliste, Ivan de Woestyne, ayant eu l'idée de demander aux membres de l'Académie française leur sentiment sur Jeanne d'Arc, recueillit un ensemble de témoignages constituant le plus magnifique éloge de l'inspirée3. Ces représentants les plus raffinés du talent et de l'esprit en notre pays, tinrent à honneur de déposer aux pieds de l'héroïne le tribut de leur admiration et de leur reconnaissance.

Pasteur écrivait :

" La grandeur des actions humaines se mesure à l'inspiration qui les fait naître : la vie de Jeanne d'Arc en est la preuve sublime. "

Gaston Boissier dit à son tour :

" Nous la reconnaissons ; elle est bien de notre race et de notre sang : Française par les qualités de son esprit autant que par son amour pour la France. "

Léon Say ajoutait :

" Quand la patrie est malheureuse, il reste aux Français une consolation. Ils se souviennent qu'il est né une Jeanne d'Arc et que l'histoire se recommence. "

Enfin, Alexandre Dumas fils exprimait dans une brève formule les sentiments du pays tout entier :

" Je crois qu'en France tout le monde pense de Jeanne d'Arc ce que j'en pense moi-même. Je l'admire, je la regrette et je l'espère ! "

Beaucoup d'autres penseurs et hommes politiques s'associèrent à cette manifestation. Dans un discours prononcé au Cirque américain, Gambetta s'écriait4 :

" Il faut en finir avec les querelles historiques. On doit passionnément admirer la figure de la Lorraine qui apparut au quinzième siècle, pour abaisser l'étranger et pour nous redonner la patrie. "

De son côté, Jules Favre prononça à Anvers un panégyrique de Jeanne d'Arc, qui se terminait ainsi :

" Jeanne, Pucelle d'Orléans, c'est la France ! la France bien-aimée, à laquelle on se doit dévouer d'autant plus qu'elle est malheureuse ; c'est plus encore, c'est le devoir, c'est le sacrifice, c'est l'héroïsme de la vertu ! Les siècles reconnaissants n'auront jamais assez de bénédictions pour elle. Heureux si son exemple peut relever les âmes, les passionner pour le bien et répandre, sur la patrie entière, les germes féconds des nobles inspirations et des dévouements désintéressés ! "

Avant Jules Favre, Eugène Pelletan avait admiré dans Jeanne la patronne de la démocratie. Il disait aussi5 :

" O noble fille ! tu devais payer de ton sang la plus sublime gloire qui ait sacré une tête humaine. Ton martyre devait diviniser encore plus ta mission. Tu as été la plus grande femme qui ait marché sur cette terre des vivants. Tu es maintenant la plus pure étoile qui brille à l'horizon de l'histoire. "

Par contre, certains journaux, le Monde et l'Univers entre autres, attaquèrent vivement l'institution d'une fête de Jeanne d'Arc par la République, et soutinrent qu'il appartenait aux seuls catholiques et royalistes de célébrer la Pucelle6.

De nombreuses manifestations politiques se produisirent dans le même sens sur divers points de la France où le nom de Jeanne devient une sorte de trophée, un instrument de combat.

Exaltée par les uns, dénigrée par les autres dans un esprit d'opposition systématique, son prestige ne s'est pas amoindri. La pure et noble image de la vierge lorraine reste gravée dans le coeur du peuple, qui, lui, sait l'aimer pour elle-même, sans arrière-pensée. Rien ne saurait l'en effacer.

Le nom de Jeanne d'Arc est encore le seul qui puisse rallier tous les Français dans le culte de la patrie. Des divisions profondes séparent encore les partis. Les revendications violentes des uns, l'égoïsme et le ressentiment des autres contribuent à affaiblir la famille française. Les grands sentiments se font rares ; les appétits, les convoitises, les passions règnent en maîtres.

Elevons nos âmes au-dessus des contradictions de l'heure présente. Apprenons, par l'exemple et les paroles de l'héroïne, à aimer notre patrie comme elle sut l'aimer, à la servir avec désintéressement et esprit de sacrifice. Redisons bien haut que Jeanne n'appartient ni à un parti politique, ni à une Eglise quelconque. Jeanne appartient à la France, à tous les Français !

Aucune critique, aucune controverse ne saurait ternir la chaste auréole qui l'entoure. Grâce à un mouvement national irrésistible, cette grande figure monte toujours plus haut dans le ciel de la pensée calme, recueillie, libérée des préoccupations égoïstes. Elle apparaît non plus comme une personnalité de premier plan, mais comme l'idéal réalisé de la beauté morale. L'histoire nous offre de brillantes pléiades d'êtres de génie, de penseurs et de saints. Elle ne nomme qu'une Jeanne d'Arc !

Ame toute faite de poésie, de passion patriotique et de foi céleste, elle se détache avec éclat de l'ensemble des vies humaines les plus belles. Elle se montre sans voile à notre siècle sceptique et désenchanté, comme une pure émanation de ce monde supérieur, source de toute force, de toute consolation, de toute lumière, de ce monde que nous avons trop oublié, et vers lequel doivent maintenant se tourner nos regards.

Jeanne d'Arc revient parmi nous, non seulement par le souvenir, mais par une réelle présence et dans une action souveraine. Elle nous invite à compter sur l'avenir et sur Dieu. Sous son égide, la communion des deux mondes, unis dans une même pensée d'amour et de foi, peut encore se réaliser pour la régénération de la vie morale expirante, pour le renouvellement de la pensée et de la conscience de l'humanité !


1 Voir Revue hebdomadaire, 4 juillet 1908.


2 Revue hebdomadaire, 4 juillet 1908.


3 Voir le supplément du Figaro du 13 août 1887.


4 Voir J. FABRE, La fête nationale de Jeanne d'Arc.


5 Voir J. FABRE, La fête nationale de Jeanne d'Arc.


6 Voir J. FABRE, La fête nationale de Jeanne d'Arc.