XVIII. - JUSTICE ET RESPONSABILITE. LE PROBLEME DU MAL.

La loi des renaissances, avons-nous dit, régit la vie universelle. Avec un peu d'attention, nous pourrions lire dans toute la nature, comme en un livre, le mystère de la mort et de la résurrection.

Les saisons se succèdent dans leur rythme imposant. L'hiver, c'est le sommeil des choses ; le printemps en est le réveil. Le jour alterne avec la nuit ; le repos suit la veille ; l'esprit remonte vers les régions supérieures, pour redescendre ensuite et reprendre, avec plus de forces, la tâche interrompue.

Les transformations de la plante et de l'animal ne sont pas moins significatives. La plante meurt pour renaître à chaque retour de la sève ; tout se fane pour refleurir. La larve, la chrysalide, le papillon, sont autant d'exemples qui reproduisent, avec plus ou moins de fidélité, les phases alternantes de la vie immortelle.

Comment l'homme, seul, pourrait-il être placé en dehors de cette loi ? Alors que tout est relié par des liens puissants et nombreux, comment admettre que notre vie soit comme un point jeté, sans attaches, dans les tourbillons du temps et de l'espace ? Rien avant, rien après ! Non, l'homme, comme toutes choses, est soumis à la loi éternelle. Tout ce qui a vécu revivra sous d'autres formes, pour évoluer et se perfectionner. La nature ne nous fait mourir que pour nous faire revivre. Déjà, par suite du renouvellement périodique des molécules de notre corps, dispersées et rapportées par les courants vitaux, par la nutrition et la déperdition quotidiennes, nous habitons nombre d'enveloppes différentes en une seule vie. N'est-il pas logique d'admettre que nous en habiterons d'autres encore dans l'avenir ?

La succession des existences s'offre donc à nous comme une oeuvre de capitalisation et d'amélioration. Après chaque vie terrestre, l'âme moissonne et recueille, dans son corps fluidique, les expériences et les fruits de l'existence écoulée. Tous ses progrès se reflètent dans cette forme subtile dont elle est inséparable, dans ce corps éthéré, lucide, transparent, qui, s'épurant avec elle, devient l'instrument merveilleux, la harpe qui vibre à tous les souffles de l'infini.

Ainsi l'être psychique se retrouve dans toutes les phases de son ascension, tel qu'il s'est fait lui-même. Aucune noble aspiration n'est stérile ; aucun sacrifice n'est vain. Et dans l'oeuvre immense, tous sont associés, depuis l'âme la plus obscure jusqu'au plus radieux génie. Une chaîne sans fin relie les êtres dans la majestueuse unité du Cosmos. C'est une effusion de lumière et d'amour qui, des sommets divins, ruisselle et s'épand sur tous, pour les régénérer et les féconder. Elle réunit toutes les âmes dans une communion universelle et éternelle, en vertu d'un principe qui est la plus magnifique révélation des temps modernes.

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L'âme doit conquérir, un à un, tous les éléments, tous les attributs de sa grandeur, de sa puissance, de sa félicité. Et pour cela il lui faut l'obstacle, la nature résistante, hostile même, la matière adverse, dont les exigences et les rudes leçons provoquent ses efforts et forment son expérience. De là aussi, dans les étapes inférieures de la vie, la nécessité des épreuves et de la douleur, afin que sa sensibilité s'éveille et qu'en même temps s'exerce son libre choix et grandissent sa volonté et sa conscience. Il faut la lutte pour rendre le triomphe possible et faire surgir le héros. Sans l'iniquité, l'arbitraire, la trahison, pourrait-on souffrir et mourir pour la justice ?

Il faut la souffrance physique et l'angoisse morale pour que l'esprit s'affine, se débarrasse de ses particules grossières, pour que la faible étincelle qui couve dans les profondeurs de l'inconscience se change en une pure et ardente flamme, en une conscience rayonnante, centre de volonté, d'énergie et de vertu.

On ne connaît, on ne goûte et apprécie vraiment que les biens acquis par soi-même, lentement, péniblement. L'âme, créée parfaite comme le voudraient certains penseurs, serait incapable d'apprécier et même de comprendre sa perfection, son bonheur. Sans termes de comparaison, sans échanges possibles avec ses semblables, parfaits comme elle, sans but à son activité, elle serait condamnée à l'inaction, à l'inertie, ce qui serait le pire des états. Car vivre, pour l'esprit, c'est agir, c'est grandir, c'est conquérir toujours de nouveaux titres, de nouveaux mérites, une place toujours plus haute dans la hiérarchie lumineuse et infinie. Et pour mériter, il faut avoir pâti, lutté, souffert. Pour goûter l'abondance, il faut avoir connu la privation. Pour apprécier la clarté des jours, il faut avoir traversé l'ombre des nuits. La douleur est la condition de la joie et le prix de la vertu. Et la vertu est le bien le plus précieux qu'il y ait dans l'univers.

Construire son moi, son individualité, à travers mille et mille vies, accomplies sur des centaines de mondes et, sous la direction de nos frères aînés, de nos amis de l'espace, escalader les chemins du ciel, s'élancer toujours plus haut, se faire un champ d'action toujours plus large, proportionné à l'oeuvre accomplie ou rêvée, devenir un des acteurs du drame divin, un des agents de Dieu dans l'Oeuvre éternelle ; travailler pour l'univers, comme l'univers travaille pour nous, voilà le secret de la destinée !

Ainsi l'âme monte de sphère en sphère, de cercle en cercle, unie aux êtres qu'elle a aimés ; elle va, poursuivant ses pérégrinations, à la recherche des perfections divines. Parvenue aux régions supérieures, elle est affranchie de la loi des renaissances. La réincarnation n'est plus une obligation pour elle, mais seulement un acte de sa volonté, l'accomplissement d'une mission, une oeuvre de sacrifice.

Quand il a atteint les hauteurs suprêmes, l'esprit se dit parfois : «Je suis libre ; j'ai brisé pour jamais les fers qui m'enchaînaient aux mondes matériels. J'ai acquis la science, l'énergie, l'amour. Mais ce que j'ai acquis, je veux le partager avec mes frères, les hommes, et pour cela, j'irai de nouveau vivre parmi eux ; j'irai leur offrir ce qu'il y a de meilleur en moi ; je reprendrai un corps de chair. Je redescendrai vers ceux qui peinent, vers ceux qui souffrent, vers ceux qui ignorent, pour les aider, les consoler, les éclairer !» Et alors, nous avons Lao-tseu ; nous avons le Bouddha ; nous avons Socrate ; nous avons le Christ ; en un mot, toutes les grandes âmes qui ont donné leur vie pour l'humanité !

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Résumons-nous. Au cours de cette étude, nous avons démontré l'importance de la doctrine des réincarnations. Nous avons vu là une des bases essentielles sur lesquelles repose le nouveau spiritualisme. Sa portée est immense. Elle explique l'inégalité des conditions humaines, la variété infinie des aptitudes, des facultés, des caractères. Elle dissipe les troublants mystères et les contradictions de la vie ; elle résout le problème du mal. Par elle, l'ordre succède au désordre ; la lumière se fait au sein du chaos ; les injustices disparaissent, les iniquités apparentes du sort s'évanouissent, pour faire place à la loi forte et majestueuse de la répercussion des actes et de leurs conséquences. Et cette loi d'immanente justice qui gouverne les mondes, Dieu l'a inscrite au fond des choses et dans la conscience humaine.

La doctrine des réincarnations rapproche les hommes plus que toute autre croyance, en leur apprenant leur communauté d'origines et de fins, en leur montrant la solidarité qui les relie tous dans le passé, dans le présent, dans l'avenir. Elle leur dit qu'il n'y a parmi eux ni déshérités, ni favorisés ; chacun est fils de ses oeuvres, maître de sa destinée. Nos souffrances sont les conséquences du passé ou bien l'école austère où s'apprennent les hautes vertus et les grands devoirs.

Nous parcourrons toutes les étapes de la route immense. Nous passerons tour à tour par toutes les conditions sociales, pour acquérir les qualités inhérentes à ces milieux. Ainsi, cette solidarité qui nous lie compense dans une harmonie finale la variété infinie des êtres, résultant de l'inégalité de leurs efforts et aussi des nécessités de leur évolution. Avec elle, plus d'envie, plus de mépris, plus de haine ! Les plus petits d'entre nous ont été grands peut-être, et les plus grands renaîtront petits, s'ils abusent de leur supériorité. Chacun à son tour, à la joie comme à la peine ! De là, la vraie confraternité des âmes. Nous nous sentons tous unis à jamais sur les degrés de notre ascension collective ; nous apprenons à nous aider, à nous soutenir, à nous tendre la main !

A travers les cycles du temps, tous se perfectionnent et s'élèvent. Les criminels du passé deviendront les sages de l'avenir. Une heure viendra où nos défauts seront effacés, où nos vices, où nos plaies morales seront guéris. Les âmes frivoles deviendront sérieuses ; les intelligences obscures s'illumineront. Toutes les forces du mal qui vibrent en nous se seront transformées en forces du bien. De l'être faible, indifférent, fermé à toutes les grandes pensées, sortira, à la suite des âges, un esprit puissant, qui réunira toutes les connaissances, toutes les qualités, et deviendra apte à réaliser les plus sublimes choses.

Ce sera l'oeuvre des existences accumulées. Il en faudra un bien grand nombre sans doute pour opérer un tel changement, pour dépouiller l'écorce de nos imperfections, faire disparaître les aspérités de nos caractères ; transformer les âmes de ténèbres en âmes de lumière ! Mais rien n'est puissant et durable qui n'a pris le temps nécessaire pour germer, sortir de l'ombre, monter vers le ciel. L'arbre, la forêt, les couches du sol, les astres et les mondes nous le disent dans leur profond langage. Nulle semence ne se perd ; nul effort n'est inutile. La tige ne donne sa feuille et son fruit qu'à l'heure dite. La vie n'éclôt sur les terres de l'espace qu'après d'immenses périodes géologiques.

Voyez ces diamants splendides qui ornent la beauté des femmes et étincellent de mille feux. Combien de métamorphoses n'ont-ils pas eu à subir pour acquérir cette pureté incomparable, cet éclat fulgurant ? Quelle lente incubation au sein de la matière obscure !

Il en est de même de l'entité humaine. Pour se dépouiller de ses éléments grossiers et acquérir tout son éclat, il lui faut des périodes d'évolution plus vastes encore, de lentes incubations dans la chair.

C'est ici, dans ce travail de perfectionnement, qu'apparaît l'utilité, l'importance des vies d'épreuves, des vies modestes et effacées, des existences de labeur et de devoir, pour vaincre les passions farouches, l'orgueil et l'égoïsme, pour guérir les plaies morales. A ce point de vue, le rôle des humbles, des petits en ce monde, les tâches dédaignées se révèlent à nos yeux dans toute leur grandeur : nous comprenons mieux la nécessité du retour dans la chair pour se racheter et pour s'épurer.

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En résolvant le problème du mal, le nouveau spiritualisme montre une fois de plus sa supériorité sur les autres doctrines.

Pour les matérialistes évolutionnistes, le mal et la douleur sont constants, universels. Partout, disent Taine, Soury, Nietzsche, Haeckel, nous voyons le mal s'épanouir et toujours le mal régnera dans l'humanité. Cependant, ajoutent-ils, avec le progrès le mal deviendra moins fréquent, mais il sera plus douloureux, parce que notre sensibilité physique et morale ira croissant. Et il faudra toujours souffrir et pleurer, sans espoir, sans consolation, par exemple dans le cas d'une catastrophe, à leurs yeux irréparable, comme la mort d'un être chéri. Par conséquent, le mal l'emportera toujours sur le bien.

Certaines doctrines religieuses ne sont pas beaucoup plus consolantes. D'après le catholicisme, le mal semble aussi prédominer dans l'univers et Satan paraît bien plus puissant que Dieu. L'enfer, selon la parole fatidique, se peuple constamment de foules innombrables, tandis que le paradis est le partage de rares élus. Pour le croyant orthodoxe, la perte, la séparation des êtres qu'il a aimés est presque aussi définitive que pour le matérialiste. Il n'y a jamais pour lui certitude complète de les retrouver, de les rejoindre un jour.

Avec le nouveau spiritualisme, la question prend un tout autre aspect. Le mal n'est plus que l'état transitoire de l'être en voie d'évolution vers le bien. Le mal, c'est la mesure de l'infériorité des mondes et des individus ; c'est aussi, nous l'avons vu, la sanction du passé. Toute échelle comporte des degrés. Nos vies terrestres représentent les bas degrés de notre éternelle ascension.

Tout, autour de nous, démontre l'infériorité de la planète que nous habitons. Très inclinée sur son axe, sa situation astronomique est la cause de perturbations fréquentes et de brusques changements de température : tempêtes, raz de marée, convulsions sismiques, chaleurs torrides, froids rigoureux. L'humanité terrestre, pour subsister, est condamnée à un pénible labeur. Des millions d'hommes, courbés sous leur tâche, ne connaissent ni le repos ni le bien-être. Or, il existe des rapports étroits entre l'ordre physique des mondes et l'état moral des sociétés qui les peuplent. Les mondes imparfaits comme la Terre sont réservés, en général, aux âmes encore peu évoluées.

Toutefois, notre séjour en ce milieu n'est que temporaire et subordonné aux exigences de notre éducation psychique. D'autres mondes, mieux partagés sous tous les rapports, nous attendent. Le mal, la douleur, la souffrance, attributs de la vie terrestre, ont leur rôle obligé. C'est le fouet, l'éperon qui nous stimulent et nous portent en avant.

Le mal, à ce point de vue, n'a plus qu'un caractère relatif et passager ; c'est la condition de l'âme encore enfant qui s'essaie à la vie. Par le fait même des progrès accomplis, il s'atténue peu à peu, disparaît, s'évanouit à mesure que l'âme monte les échelons conduisant à la puissance, à la vertu, à la sagesse !

Alors, la justice se révèle dans l'univers. Il n'y a plus d'élus ni de réprouvés. Tous subissent la conséquence de leurs actes, mais tous réparent, rachètent et se relèvent tôt ou tard, pour évoluer depuis les mondes obscurs et matériels jusqu'à la lumière divine. Toutes les âmes aimantes se retrouvent, se rejoignent dans leur ascension, pour coopérer ensemble à la grande oeuvre et participer à la communion universelle.

Il n'y a donc pas de mal réel, de mal absolu dans l'univers, mais partout la réalisation lente et progressive d'un idéal supérieur ; partout l'action d'une force, d'une puissance, d'une cause qui, tout en nous laissant libres, nous attire et nous entraîne vers un état meilleur. Partout le grand labeur des êtres travaillant à développer en eux, au prix d'immenses efforts, la sensibilité, le sentiment, la volonté, l'amour !

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Insistons sur la notion de justice, qui est capitale : capitale, car c'est un besoin, une nécessité impérieuse pour tous de savoir que la justice n'est pas un vain mot, qu'il y a une sanction à tous les devoirs et des compensations pour toutes douleurs. Aucun système ne peut satisfaire notre raison, notre conscience, s'il ne réalise la notion de justice dans toute son ampleur. Cette notion est gravée en nous ; elle est la loi de l'âme et de l'univers, et c'est pour l'avoir méconnue que tant de doctrines s'affaiblissent et s'éteignent, à l'heure présente, autour de nous.

Or la doctrine des vies successives est un resplendissement de l'idée de justice. Elle lui donne un relief, un éclat incomparables. Toutes nos vies sont solidaires les unes des autres et s'enchaînent rigoureusement. Nos actes et leurs conséquences constituent une succession d'éléments qui se rattachent les uns aux autres par la relation étroite de cause à effet. Nous en subissons constamment en nous-mêmes, dans notre être intérieur comme dans les conditions extérieures de notre vie, les résultats inévitables. Notre volonté agissante est une cause génératrice d'effets plus ou moins lointains, bons ou mauvais, qui retombent sur nous et forment la trame de nos destins.

Le christianisme, renonçant à ce monde, rejetait le bonheur et la justice dans l'Au-delà. Et si ses enseignements pouvaient suffire aux simples et aux croyants, il devenait facile aux sceptiques habiles de se dispenser de la justice, en prétextant que son règne n'était pas de la terre. Mais avec la preuve des vies successives, il en est tout autrement. La justice n'est plus reléguée dans un domaine chimérique et inconnu. C'est ici même ; c'est en nous et autour de nous qu'elle exerce son empire. L'homme doit réparer sur le plan physique le mal qu'il a accompli sur ce même plan. Il redescend dans le creuset de la vie, dans le milieu même où il s'est rendu coupable, près de ceux qu'il a trompés, spoliés, dépouillés, subir les conséquences de ses agissements antérieurs.

Avec le principe des renaissances, l'idée de justice se précise et se vérifie. La loi morale, la loi du Bien se révèle dans toute son harmonie. L'homme le comprend enfin : cette vie n'est qu'un anneau de la grande chaîne de ses existences ; tout ce qu'il sème, il le récoltera tôt ou tard. Dès lors, il n'est plus possible de méconnaître nos devoirs ni d'éluder nos responsabilités. En ceci, comme en tout, le lendemain devient le produit de la veille. Sous l'apparente confusion des faits, nous découvrons les rapports qui les lient. Au lieu d'être asservis à une destinée inflexible dont la cause nous serait extérieure, nous en devenons les maîtres et les auteurs. Bien loin d'être dominé par le sort, l'homme le domine et le crée, par sa volonté et ses actes. L'idéal de justice n'est plus rejeté dans un monde transcendantal ; nous pouvons en définir les termes dans chaque vie humaine renouvelée, dans son rapport avec les lois universelles, dans le domaine des choses réelles et tangibles.

Cette grande lumière se fait précisément à l'heure où les vieilles croyances s'affaissent sous le poids du temps, où tous les systèmes se lézardent, où les dieux du passé se voilent et s'éloignent. Depuis longtemps, la pensée humaine, anxieuse, tâtonne dans la nuit à la recherche du nouvel édifice moral qui doit l'abriter. Et voici que la doctrine des renaissances vient lui offrir l'idéal nécessaire à toute société en marche et, en même temps, le correctif indispensable aux appétits violents, aux ambitions démesurées, à l'avidité des richesses, des places, des honneurs, une digue au débordement de sensualisme qui menace de nous submerger.

Avec elle, l'homme apprend à supporter sans amertume et sans révolte les existences douloureuses, indispensables à sa purification. Il apprend à se soumettre aux inégalités naturelles et passagères qui sont le résultat de la loi d'évolution, à dédaigner les divisions factices et malsaines, provenant des préjugés de castes, de religions ou de races. Ces préjugés s'évanouissent entièrement le jour où l'on sait que tout esprit, dans ses vies ascendantes, doit passer par les milieux les plus divers.

Grâce à la notion des vies successives, en même temps que les responsabilités individuelles, celles des collectivités nous apparaissent plus distinctes. Il y a chez nos contemporains une tendance à rejeter le poids des difficultés présentes sur les générations à venir. Persuadés qu'ils ne reviendront plus sur la terre, ils laissent à nos successeurs le soin de résoudre les problèmes épineux de la vie politique et sociale.

Avec la loi des destinées, la question change aussitôt d'aspect. Non seulement le mal que nous aurons accompli retombera sur nous et nous devrons payer nos dettes jusqu'à la dernière obole, mais l'état social que nous aurons contribué à perpétuer avec ses vices, ses iniquités, nous reprendra dans son lourd engrenage à notre retour sur la terre, et nous souffrirons de toutes ses imperfections. Cette société, à laquelle nous aurons beaucoup demandé et peu donné, redeviendra de nouveau notre société, société marâtre pour ses fils égoïstes et ingrats.

Au cours de nos étapes terrestres, tantôt puissants ou faibles, dirigeants ou dirigés, nous sentirons souvent retomber sur nous le poids des injustices que nous aurons laissé perpétuer. Et n'oublions pas une chose. Les existences obscures, les vies humbles et effacées seront de beaucoup les plus nombreuses pour chacun de nous, aussi longtemps que les hommes possédant l'aisance, l'éducation, l'instruction ne représenteront qu'une minorité dans l'ensemble des populations du globe.

Mais quand la grande doctrine sera devenue la base de l'éducation humaine et le partage de tous, quand la preuve des vies successives apparaîtra à tous les yeux, alors, les plus instruits, les plus réfléchis, développant en eux les intuitions du passé, comprendront qu'ils ont vécu dans tous les milieux sociaux, et ils en éprouveront plus de tolérance et de bienveillance envers les petits. Ils sentiront qu'il y a moins de méchanceté et d'aigreur que de souffrance révoltée dans l'âme des déshérités, et quel parti admirable ils peuvent tirer de leur propre expérience, en répandant autour d'eux la lumière, l'espérance, la consolation.

Alors l'intérêt, le bien personnel deviendra le bien de tous. Chacun se sentira porté à coopérer plus activement à l'amélioration de cette société, au sein de laquelle il faudra renaître pour progresser avec elle et avancer vers l'avenir.

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L'heure présente est encore une heure de luttes : lutte des nations pour la conquête du globe, lutte de classes pour la conquête du bien-être et du pouvoir. Autour de nous s'agitent des forces aveugles et profondes, forces qui s'ignoraient hier et qui, aujourd'hui, s'organisent et entrent en action. Une société agonise ; une autre naît. L'idéal du passé s'effondre. Quel sera celui de demain ?

Une période de transition s'est ouverte ; une phase différente de l'évolution humaine est commencée, phase obscure, pleine, à la fois, de promesses et de menaces. Dans l'âme des générations qui montent, reposent les germes de floraisons nouvelles : fleurs du mal ou fleurs du bien ?

Beaucoup s'alarment ; beaucoup s'épouvantent. Ne doutons pas de l'avenir de l'humanité, de son ascension vers la lumière, et répandons autour de nous, avec un courage et une persévérance inlassables, les vérités qui assurent les lendemains et font les sociétés fortes et heureuses.

Les défectuosités de notre organisation sociale proviennent surtout de ceci : nos législateurs, dans leurs conceptions étroites, n'embrassent que l'horizon d'une vie matérielle. Ne comprenant pas le but évolutif de l'existence et l'enchaînement de nos vies terrestres, ils ont établi un état de choses incompatible avec les fins réelles de l'homme et de la société.

La conquête du pouvoir par le grand nombre n'est pas faite pour élargir ce point de vue. Le peuple suit l'instinct sourd qui le pousse. Incapable de mesurer le mérite et la valeur de ses représentants, il porte trop souvent au pouvoir ceux qui épousent ses passions et partagent sa cécité. L'éducation populaire est à refaire entièrement ; car, seul, l'homme éclairé pourra collaborer avec intelligence, courage et conscience à la rénovation sociale.

Dans les revendications actuelles, on spécule beaucoup trop sur la notion de droit ; on surexcite les appétits, on exalte les esprits. On oublie que le droit est inséparable du devoir et même qu'il n'en est que la résultante. De là, une rupture d'équilibre, une interversion des rapports, de cause à effet, c'est-à-dire du devoir au droit dans la répartition des avantages sociaux, ce qui constitue une cause permanente de division et de haine entre les hommes. L'individu qui envisage seulement son intérêt propre et son droit personnel est encore placé bien bas sur l'échelle d'évolution.

Ainsi que l'a dit Godin, le fondateur du familistère de Guise : «Le droit est fait avec du devoir accompli». Les services rendus à l'humanité étant la cause, le droit devient l'effet. Dans une société bien organisée, chaque citoyen se classera d'après sa valeur personnelle, son degré d'évolution et dans la mesure de son apport social.

L'individu ne doit occuper qu'une situation méritée. Son droit est en proportion égale avec sa capacité pour le bien. Telle est la règle, telle est la base de l'ordre universel, et aussi longtemps que l'ordre social n'en sera pas le décalque, l'image fidèle, il sera précaire et instable.

En vertu de cette règle, chaque membre d'une collectivité, au lieu de revendiquer des droits fictifs, doit s'efforcer de s'en rendre digne en accroissant sa valeur propre et sa participation à l'oeuvre commune. L'idéal social se transforme, le sens de l'harmonie se développe, le champ de l'altruisme s'élargit.

Mais, dans l'état actuel des choses, au sein d'une société où fermentent tant de passions, où s'agitent tant de forces brutales, au milieu d'une civilisation faite d'égoïsme et de convoitise, d'incohérence et de mauvais vouloir, de sensualité et de souffrance, bien des convulsions sont à craindre.

Parfois, on entend monter le flot grondant. La plainte de ceux qui souffrent se change en cris de colère. Les foules se comptent. Des intérêts séculaires sont menacés. Mais une foi nouvelle se lève, illuminée par un rayon d'en haut et appuyée sur des faits, sur des preuves sensibles. Elle dit à tous : «Soyez unis, car vous êtes frères, frères ici-bas, frères dans l'immortalité. Travaillez en commun à rendre plus douces les conditions de la vie sociale, plus faciles vos tâches de demain. Travaillez à augmenter les trésors de savoir, de sagesse, de puissance qui sont l'héritage de l'humanité. Le bonheur n'est pas dans la lutte, dans la vengeance ; il est dans l'union des coeurs et des volontés !»