XV. - LES VIES SUCCESSIVES. - LES ENFANTS PRODIGES ET L'HEREDITE.

On peut considérer certaines manifestations précoces du génie comme autant de preuves des préexistences, en ce sens qu'elles sont une révélation des travaux accomplis par l'âme en d'autres cycles antérieurs.

Les phénomènes de ce genre dont parle l'Histoire ne peuvent pas être des faits sans lien, sans attache avec le passé, se produisant au hasard, dans le vide des temps et de l'espace. Ils démontrent, au contraire, que le principe organisateur de la vie en nous est un être qui arrive en ce monde avec tout un passé de travail et d'évolution, résultat d'un plan tracé et d'un but poursuivi au cours de ses existences successives.

Chaque incarnation trouve dans l'âme qui réédite sa vie une culture particulière, des aptitudes, des acquisitions mentales qui expliquent sa facilité de travail et sa puissance d'assimilation. C'est pourquoi Platon disait : «Apprendre, c'est se ressouvenir !»

La loi de l'hérédité vient souvent entraver, dans une certaine mesure, ces manifestations de l'individualité, car l'esprit ne façonne son enveloppe qu'au moyen des éléments mis à sa disposition par cette hérédité. Cependant, en dépit des difficultés matérielles, on voit se produire chez certains êtres, dès l'âge le plus tendre, des facultés tellement supérieures et sans aucun rapport avec celles de leurs ascendants, qu'on ne peut, malgré toutes les subtilités de la casuistique matérialiste, les rattacher à aucune cause immédiate et connue.

On a souvent cité le cas de Mozart, exécutant une sonate sur le piano à 4 ans et, à 8 ans, composant un opéra. Paganini et Térésa Milanollo, tout enfants, jouaient du violon de façon merveilleuse. Liszt, Beethoven, Rubinstein se faisaient applaudir à 10 ans. Michel-Ange, Salvator Rosa se révélèrent tout à coup avec des talents improvisés. Pascal, à 12 ans, découvrit la géométrie plane, et Rembrandt, avant de savoir lire, dessinait comme un grand maître1.

Napoléon se fit remarquer par son aptitude prématurée pour la guerre. Dès sa première jeunesse, il ne jouait pas au petit soldat comme les enfants de son âge, mais avec une méthode extraordinaire, qu'il semblait puiser en lui-même.

Le seizième siècle nous a laissé le souvenir d'un prodigieux polyglotte, Jacques Chrichton, que Scaliger dénommait un «génie monstrueux». Il était Ecossais et, à 15 ans, discutait en latin, en grec, en hébreu, en arabe sur n'importe quelle question. Dès 14 ans, il avait conquis le grade de maître.

Henri de Heinecken, né à Lübeck en 1721, parla presque en naissant. A 2 ans, il savait trois langues. Il apprit à écrire en quelques jours et s'exerça bientôt à prononcer de petits discours. A 2 ans et demi, il subit un examen sur la géographie et l'histoire, ancienne et moderne. Il ne vivait que du lait de sa nourrice ; on voulut le sevrer, il dépérit et s'éteignit à Lübeck le 27 juin 1725, dans le cours de sa cinquième année, en affirmant ses espérances en l'autre vie. «Il était, disent les Mémoires de Trévoux, délicat, infirme, souvent malade.» Ce jeune phénomène eut la pleine conscience de sa fin prochaine. Il en parlait avec une sérénité au moins aussi admirable que sa science prématurée, et il voulut consoler ses parents en leur adressant des encouragements tirés de leurs communes croyances.

L'histoire des derniers siècles signale un grand nombre de ces enfants prodiges.

Le jeune Van de Kerkhove, de Bruges, mourut à 10 ans et 11 mois, le 12 août 1873, en laissant 350 petits tableaux de maître, dont quelques-uns, dit Adolphe Siret, membre de l'Académie royale des sciences, lettres et beaux arts de Belgique, «auraient pu être signés des noms de Diaz, Salvator Rosa, Corot, Van Goyen, etc.».

Un autre enfant, William Hamilton, étudiait l'hébreu à 3 ans, et, à 7 ans, il possédait des connaissances plus étendues que la plupart des candidats à l'agrégation. «Je le vois encore, disait un de ses parents, répondre à une question de mathématique ardue, puis s'éloigner en trottinant, traînant après lui sa petite charrette.» A 13 ans, il connaissait douze langues. A 18 ans, il étonnait tous les gens de son entourage, au point qu'un astronome irlandais disait de lui : «Je ne dis pas qu'il sera, mais qu'il est déjà le premier mathématicien de son temps.»

En ce moment, l'Italie s'honore de posséder un linguiste phénoménal, M. Trombetti, qui surpasse de beaucoup ses anciens compatriotes, le célèbre Pic de la Mirandole et le prodigieux Mezzofanti, ce cardinal qui discourait en soixante-dix langues.

Trombetti est né d'une famille de Bolonais pauvres et complètement ignorants. Il apprit, tout seul, à l'école primaire, le français et l'allemand et, au bout de deux mois, il lisait Voltaire et Goethe. Il apprit l'arabe rien qu'en lisant une vie d'Abd-el-Kader dans cette langue. Un Persan, de passage à Bologne, lui enseigna sa langue en quelques semaines. A 12 ans, il apprit seul et simultanément le latin, le grec et l'hébreu. Depuis il a étudié presque toutes les langues vivantes ou mortes ; ses amis assurent qu'il connaît aujourd'hui environ trois cents dialectes orientaux. Le roi d'Italie l'a nommé professeur de philologie à l'Université de Bologne.

Au Congrès international de psychologie de Paris, en 1900, M. Ch. Richet, de l'Académie de médecine, présenta en assemblée générale, toutes sections réunies, un enfant espagnol de 3 ans et demi, nommé Pepito Arriola, qui jouait et improvisait sur le piano des airs variés, très riches comme sonorité. Nous reproduisons la communication faite par M. Ch. Richet aux congressistes, à la séance du 21 août 1900, au sujet de cet enfant, avant l'audition musicale2 :

Voici ce que raconte sa mère sur la manière dont, pour la première fois, elle s'aperçut des dons musicaux extraordinaires du jeune Pepito. - «L'enfant avait à peu près deux ans et demi lorsque je découvris pour la première fois, et par hasard, ses aptitudes musicales. A cette époque, un musicien de mes amis m'adressa une sienne composition, et je me mis à la jouer au piano assez fréquemment ; il est probable que l'enfant y faisait attention ; mais je ne m'en aperçus pas. Or, un matin, j'entends jouer dans une chambre voisine ce même air, mais avec tant d'autorité et de justesse, que je voulus savoir qui se permettait de jouer ainsi du piano chez moi. J'entrai dans le salon, et je vis mon petit garçon qui était seul et jouait cet air. Il était assis sur un siège élevé, où il s'était mis tout seul, et, en me voyant, il se mit à rire et me dit : «Coco, mama.» Je crus qu'il y avait là un miracle véritable.» - A partir de ce moment, le petit Pepito se mit à jouer, sans que sa mère lui donnât de leçons, tantôt les airs qu'elle jouait elle-même devant lui au piano, tantôt des airs qu'il inventait.

Bientôt il fut assez habile pour pouvoir, le 4 décembre 1899, c'est-à-dire n'ayant pas encore 3 ans, jouer devant un assez nombreux auditoire de critiques et de musiciens ; le 26 décembre, c'est-à-dire âgé de 3 ans et 12 jours, il joua au Palais Royal de Madrid, devant le roi et la reine-mère, six compositions musicales de son invention, qui ont été notées.

Il ne sait pas lire, qu'il s'agisse de musique ou d'alphabet. Il n'a pas de talent spécial pour le dessin ; mais il s'amuse parfois à écrire des airs musicaux. Bien entendu, cette écriture n'a aucun sens. Mais il est assez amusant de le voir prendre un petit papier, faire en tête du papier un griffonnage (qui signifie, paraît-il, la nature du morceau, sonate, ou habanera, ou valse, etc.), puis, au-dessous, figurer des lignes noires qui, assure-t-il, sont des notes. Il regarde ce papier avec satisfaction, le met sur le piano, et dit : «Je vais jouer cela» et en effet, ayant devant les yeux ce papier informe, il improvise d'une manière étonnante.

A vrai dire, ce qu'il y a en lui de plus stupéfiant, ce n'est ni le doigté, ni l'harmonie, ni l'agilité, mais l'expression. Il a une richesse d'expression étonnante. Qu'il s'agisse d'un morceau triste, ou gai, ou martial, ou énergique, l'expression est saisissante. Souvent même cette expression est si forte, si tragique, dans certains airs mélancoliques ou funèbres, qu'on a la sensation que Pepito ne peut pas, avec son doigté imparfait, exprimer toutes les idées musicales qui frémissent en lui : de sorte que j'oserais presque dire qu'il est bien plus grand musicien qu'il ne parait l'être...

Non seulement il joue les morceaux qu'il vient d'entendre jouer au piano, mais encore il peut jouer au piano les airs chantés qu'il a entendus. C'est merveille de le voir alors trouver, imaginer, reconstituer les accords de la basse et de l'harmonie, comme pourrait le faire un musicien habile.

Depuis lors, le jeune artiste a poursuivi le cours de ses succès grandissants. Devenu violoniste incomparable, il a étonné le monde musical par son précoce talent. Il a déjà joué dans plusieurs grands concerts à Leipzig et a donné des représentations musicales à Pétersbourg3.

Ajoutons à cette liste le nom de Willy Ferreros, qui, à l'âge de 4 ans et demi, dirigeait avec maestria l'orchestre des Folies-Bergères, à Paris, puis celui du Casino de Lyon. Voici ce qu'en dit, dans son numéro du 18 février 1911, la revue Comoedia : «C'est un tout petit bonhomme qui porte déjà gaillardement l'habit noir, la culotte de satin, le gilet blanc et les souliers vernis. La baguette en main, il dirige avec une netteté, une sûreté, une précision incomparables, un orchestre de quatre-vingts musiciens, attentif au moindre détail, soucieux des nuances, scrupuleux observateur du rythme...»

L'Intransigeant du 22 juin 1911 ajoute qu'il excelle dans la direction des Symphonies de Haydn, la marche de Tannhauser et la Danse d'Anitra, de Grieg.

Citons encore le Soir, de Bruxelles4, dans son énumération de quelques enfants remarquables d'outre-mer :

L'Université de la Nouvelle-Orléans vient de délivrer un certificat médical à un étudiant âgé de 5 ans et nommé Willie Gwin. Les examinateurs ont ensuite déclaré en séance publique que le jeune esculape était le plus savant ostéologue auquel ils eussent jamais délivré un certificat.

A ce propos, les journaux transatlantiques publièrent une liste de leurs enfants prodiges. L'un d'eux, à peine âgé de 11 ans, a fondé un journal, appelé The Sunny Home, qui, dès le troisième numéro, tirait déjà à 20.000 exemplaires.

Parmi les prédicateurs célèbres des Etats-Unis, on cite le jeune Dennis Mahan, de Montana, qui dès l'âge de 6 ans étonna les fidèles par sa profonde connaissance des Ecritures et par l'éloquence de son verbe.

On peut ajouter à cette liste le nom du fameux ingénieur suédois Ericson qui, à l'âge de 12 ans, était inspecteur au grand canal maritime de Suez et avait 600 ouvriers sous ses ordres.

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Reprenons le problème des enfants prodiges et examinons-le sous ses différents aspects. D'abord, deux hypothèses ont été proposées pour l'expliquer : l'hérédité et la médiumnité.

L'hérédité, nul ne l'ignore, est la transmission des propriétés d'un individu à ses descendants. Les influences héréditaires sont considérables, aux deux points de vue physique et psychique. La transmission des parents aux enfants du tempérament, des traits, du caractère et de l'intelligence, est très sensible chez certaines personnes. Nous retrouvons en nous, à différents titres, non seulement les particularités organiques de nos générateurs directs ou de nos ancêtres, mais encore leurs qualités ou leurs défauts. Dans l'homme actuel revit toute la mystérieuse lignée d'êtres dont il résume les efforts séculaires vers une vie plus haute et plus pleine.

Mais, à côté des analogies, il y a des divergences plus considérables encore. Les membres d'une même famille, tout en présentant des ressemblances, des traits communs, offrent aussi parfois des différences très tranchées. Le fait peut être constaté partout, autour de nous, dans chaque famille, parmi des frères et des soeurs, et même chez des jumeaux. Beaucoup de ceux-ci, semblables, au physique, dans leurs premières années, au point qu'on peut difficilement les distinguer l'un de l'autre, présentent au cours de leur développement des différences sensibles de traits, de caractère et d'intelligence.

Pour expliquer ces dissemblances, il faudra donc faire intervenir un facteur nouveau dans la solution du problème ; ce seront les antériorités de l'être qui lui ont permis d'accroître ses facultés, de vies en vies, de se constituer une individualité portant en elle son cachet d'originalité et ses aptitudes propres. Cette loi des renaissances, seule, pourra nous faire comprendre comment certains esprits en s'incarnant montrent, dès leurs premières années, ces facilités de travail et d'assimilation qui caractérisent les enfants prodiges. Ce sont là les résultats d'immenses labeurs qui ont familiarisé ces esprits avec les arts ou les sciences où ils excellent. De longues recherches, des études, des exercices séculaires ont laissé dans leur enveloppe périspritale des empreintes profondes, créant une sorte d'automatisme psychologique. Chez les musiciens notamment, cette faculté se manifeste de bonne heure par des procédés d'exécution qui étonnent les plus indifférents et rendent perplexes des savants comme le professeur Ch. Richet.

Il existe chez ces jeunes sujets des réserves considérables de connaissances emmagasinées dans la conscience profonde et qui, de là, débordent dans la conscience physique, de façon à produire ces manifestations précoces du talent et du génie. Tout en paraissant anormales, elles ne sont cependant que la conséquence du labeur et des efforts poursuivis à travers les temps. C'est cette réserve, ce capital indestructible de l'être que F. Myers appelle la conscience subliminale et que l'on retrouve en chacun de nous. Elle se révèle non seulement dans le sens artistique, scientifique ou littéraire, mais encore par toutes les acquisitions de l'esprit, aussi bien dans l'ordre moral que dans l'ordre intellectuel. La conception du bien, du juste, la notion du devoir sont beaucoup plus vives chez certains individus et dans certaines races que chez d'autres. Elles ne résultent pas seulement de l'éducation présente, comme on peut le reconnaître par une observation attentive des sujets dans leurs impulsions spontanées, mais d'un fonds personnel qu'ils apportent en naissant. L'éducation développe ces germes natifs, leur permet de s'épanouir et de produire tous leurs fruits. Seule, elle ne pourrait inculquer aussi profondément aux nouveaux venus ces notions supérieures qui dominent toute leur existence. On le constate journellement chez les races inférieures, réfractaires à certaines idées morales et sur qui l'éducation a peu de prise.

Les antériorités expliquent encore ces anomalies étranges d'êtres au caractère sauvage, indiscipliné, malfaisant, apparaissant tout à coup dans des milieux honnêtes et policés. On a vu des enfants de bonne famille commettre des vols, allumer des incendies, accomplir des forfaits avec une audace et une habileté consommées, subir des condamnations et déshonorer le nom qu'ils portaient. On cite chez d'autres enfants des actes de férocité sanguinaire, que rien n'explique dans leur entourage ni leur ascendance. Des adolescents, par exemple, tuent les animaux domestiques qui leur tombent sous la main, après les avoir torturés avec une cruauté raffinée.

Dans un sens opposé, on peut constater des cas de dévouement, extraordinaires pour l'âge ; des sauvetages sont effectués avec réflexion et décision par des enfants de l0 ans et au-dessous. Ces sujets, comme les précédents, semblent apporter en ce monde des dispositions particulières qu'on ne retrouve pas chez leurs parents. De même qu'on voit des anges de pureté et de douceur naître et grandir en des milieux grossiers et dépravés, de même on rencontre des voleurs et des assassins dans des familles vertueuses ; et dans les deux cas ces anomalies se présentent en des conditions telles qu'aucun précédent atavique ne peut donner le mot de l'énigme.

Tous ces phénomènes, dans leur variété infinie, trouvent leur explication dans le passé de l'âme, dans les nombreuses vies humaines qu'elle a parcourues. Chacun apporte en naissant les fruits de son évolution, l'intuition de ce qu'il a appris, les aptitudes acquises dans les divers domaines de la pensée et de l'oeuvre sociale : dans l'art, la science, le commerce, l'industrie, la navigation, la guerre, etc., l'habileté pour telle chose plutôt que pour telle autre, selon que son activité s'est déjà exercée dans un sens particulier.

L'esprit est apte aux études les plus diverses. Mais dans le cours limité de la vie terrestre, par l'effet des conditions d'ambiance, par suite des exigences matérielles et sociales, il ne s'applique généralement qu'à l'étude d'un nombre restreint de questions. Et dès que sa volonté s'est orientée vers l'un des domaines de la vaste connaissance, par le fait de ses tendances et des notions accumulées en lui, sa supériorité en ce sens se dessine, s'accuse de plus en plus ; elle se répercute d'existence en existence, se révélant, à chaque retour dans le champ terrestre, par des manifestations toujours plus précoces et plus accentuées. De là, les enfants prodiges et, dans un ordre plus effacé, les vocations, les prédispositions natives. De là, le talent, le génie, qui sont le résultat d'efforts persévérants et continus vers un objectif déterminé.

Cependant, l'âme étant appelée à aborder toutes les formes de la connaissance et non à se restreindre à quelques-unes, la nécessité de stages successifs se démontre par le fait seul de la loi d'un développement sans limites. De même que la preuve des vies antérieures s'établit par les acquisitions réalisées avant la naissance, la nécessité des vies futures s'impose comme conséquence de nos actes actuels, cette conséquence, pour se dérouler, exigeant des conditions et des milieux en harmonie avec l'état des âmes. Nous avons derrière nous tout un infini de réminiscences et de souvenirs ; devant nous un autre infini de promesses et d'espérances. Mais, de toute cette splendeur de vie, la plupart des hommes ne voient et ne veulent voir que ce fragment chétif de l'existence actuelle, existence d'un jour qu'ils croient sans précédent et sans lendemain. De là la faiblesse de la pensée philosophique et de l'action morale à notre époque.

Le travail antérieur effectué par chaque esprit peut être facilement calculé, mesuré par la rapidité avec laquelle il exécute de nouveau un travail semblable sur un même sujet, ou bien par la promptitude qu'il met à s'assimiler les éléments d'une science quelconque. A ce point de vue, la différence entre les individus est tellement considérable qu'elle resterait incompréhensible sans cette donnée des existences antérieures. Deux personnes également intelligentes, étudiant un même sujet, ne se l'assimileront pas de la même façon ; l'une en saisira à première vue les moindres éléments, l'autre ne s'en pénétrera que par un lent travail et une application soutenue. C'est que l'une a déjà connu ces matières et n'a qu'à se ressouvenir, tandis que l'autre se trouve pour la première fois en face de ces questions. Il en est de même de la facilité qu'ont certaines personnes à accepter telle vérité, tel principe, tel point d'une doctrine politique ou religieuse, tandis que d'autres ne se laissent convaincre qu'à la longue, à force d'arguments. Pour les uns, c'est là une chose familière à leur esprit, tandis qu'elle est nouvelle pour d'autres. Les mêmes considérations s'appliquent, nous l'avons vu, à la variété si grande des caractères et des dispositions morales. Sans la donnée des préexistences, la diversité sans bornes des intelligences et des consciences resterait un problème insoluble, et la liaison des différents éléments du moi en un tout harmonieux deviendrait un phénomène sans cause.

Le génie, disions-nous, ne s'explique pas par l'hérédité ; pas davantage par les conditions du milieu. Si l'hérédité pouvait produire le génie, il serait beaucoup plus fréquent. La plupart des hommes célèbres eurent des ascendants d'intelligence médiocre et leur descendance leur fut notoirement inférieure. Le Christ, Socrate, Jeanne d'Arc sont nés de familles obscures. Des savants illustres sont sortis des milieux les plus vulgaires, par exemple Bacon, Copernic, Galvani, Kepler, Hume, Kant, Locke, Malebranche, Réaumur, Spinoza, Laplace, etc.. J. J. Rousseau, fils d'un horloger, se passionne pour la philosophie et les lettres dans la boutique de son père ; d'Alembert, enfant trouvé, fut ramassé, pendant une nuit d'hiver, sur le seuil d'une église et élevé par la femme d'un vitrier. Ni l'ascendance, ni le milieu n'expliquent les conceptions géniales de Shakespeare.

Les faits ne sont pas moins significatifs, lorsque nous considérons la descendance des hommes de génie. Leur puissance intellectuelle disparaît avec eux ; on ne la retrouve pas chez leurs enfants. Les fils connus de tel grand poète, de tel grand mathématicien, sont incapables des oeuvres les plus élémentaires dans ces deux modes de travaux. Parmi les hommes illustres, la plupart ont eu des fils stupides ou indignes. Périclès engendra deux sots tels que Parallas et Xantippe. Des dissemblances d'autre nature, mais aussi accentuées, se retrouvent chez Aristippe et son fils Lysimaque, chez Thucydide et Milésias. Sophocle, Aristarque, Thémistocle ne furent pas mieux partagés dans leurs enfants. Quel contraste entre Germanicus et Caligula, entre Cicéron et son fils, Vespasien et Domitien, Marc Aurèle et Commode ! Et des fils de Charlemagne, d'Henri IV, de Pierre le Grand, de Goethe, de Napoléon, que peut-on dire ?

Il est des cas cependant où le talent, la mémoire, l'imagination, les plus hautes facultés de l'esprit, semblent héréditaires. Ces ressemblances psychiques entre parents et enfants s'expliquent par l'attraction et la sympathie. Ce sont des esprits similaires, attirés les uns vers les autres par des penchants analogues et que d'anciens rapports ont unis. Generans generat sibi simule. En ce qui concerne les aptitudes musicales, on peut constater ce fait dans les cas de Mozart et du jeune Pepito. Mais ces deux personnages dépassent de haut leurs ascendants. Mozart trône parmi les siens comme un soleil parmi d'obscures planètes. Les capacités musicales de sa famille ne suffisent pas à nous faire comprendre qu'à 4 ans il ait pu révéler des connaissances que personne ne lui avait encore enseignées, et montrer une science profonde des lois de l'harmonie. Lui seul est devenu célèbre ; tous les autres Mozart sont restés ignorés. Evidemment, quand ces hautes intelligences le peuvent, afin de manifester plus librement leurs facultés, elles choisissent, pour se réincarner, un milieu où leurs goûts sont partagés et où les organismes matériels sont, de génération en génération, exercés dans le sens qu'ils poursuivent. Cela se rencontre particulièrement parmi les grands musiciens, pour qui des conditions spéciales de sensation et de perception sont indispensables. Mais, dans la plupart des cas, le génie apparaît au sein d'une famille, sans précédent et sans successeur, dans l'enchaînement des générations. Les grands génies moralisateurs, les fondateurs de religion : Lao-Tsé, le Bouddha, Zarathustra, le Christ, Mahomet, appartiennent à cette classe d'esprits. C'est aussi le cas pour ces puissantes intelligences qui portèrent ici-bas les noms immortels de Platon, Dante, Newton, G. Bruno, etc..

Si les exceptions brillantes ou funestes, créées dans une famille par l'apparition d'un homme de génie ou d'un criminel, étaient de simples cas d'atavisme, on retrouverait dans la généalogie familiale l'ancêtre qui sert de modèle, de type primitif à cette manifestation. Or ce n'est presque jamais le cas, ni dans un sens ni dans l'autre. On pourrait nous demander comment nous concilierons ces dissemblances avec la loi des attractions et des similitudes, qui semble présider au rapprochement des âmes. La pénétration dans certaines familles d'êtres sensiblement supérieurs ou inférieurs, qui y viennent donner ou recevoir des enseignements, exercer ou subir des influences nouvelles, est facilement explicable. Elle peut résulter de l'enchaînement de destinées communes qui, sur certains points, se rejoignent et s'enlacent comme une conséquence d'affections ou de haines échangées dans le passé, forces également attractives qui réunissent les âmes sur des plans successifs, dans la vaste spirale de leur évolution.

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Pourrait-on expliquer par la médiumnité les phénomènes signalés plus haut ? Quelques-uns l'on tenté. Nous-même, dans un précédent ouvrage5, avons reconnu que le génie doit beaucoup à l'inspiration, et celle-ci est une des formes de la médiumnité. Mais nous ajoutions que, dans les cas où cette faculté spéciale s'accusait nettement, on ne pouvait considérer l'homme de génie comme un simple instrument, ce qu'est avant tout le médium proprement dit. Le génie, disions-nous, est surtout un acquis du passé, le résultat de patientes études séculaires, d'une lente et douloureuse initiation. Ces antécédents ont développé chez l'être une profonde sensibilité qui l'ouvre aux influences élevées.

Il y a une différence sensible entre les manifestations intellectuelles des enfants prodiges et la médiumnité prise dans son sens général. Celle-ci a un caractère intermittent, passager, anormal. Le médium ne peut exercer sa faculté à toute heure ; il lui faut des conditions spéciales, parfois difficiles à réunir ; tandis que les enfants prodiges peuvent utiliser leurs talents à tout moment, d'une façon permanente, comme nous le ferions nous-mêmes de nos propres acquisitions mentales.

Si nous analysons avec soin les cas signalés, nous reconnaîtrons que le génie des jeunes prodiges leur est bien personnel ; l'application en est réglée par leur propre volonté. Leurs oeuvres, tout originales et étonnantes qu'elles paraissent, se ressentent toujours de leur âge et n'ont pas le caractère qu'elles revêtiraient, si elles émanaient d'une haute intelligence étrangère. Il y a dans leur façon de travailler et d'agir des recherches, des hésitations, des tâtonnements, qui ne se produiraient pas s'ils étaient les instruments passifs d'une volonté supérieure et occulte. C'est ce que nous constatons chez Pepito notamment, sur le cas duquel nous nous sommes étendu.

On pourrait admettre d'ailleurs que, chez certains individus, ces deux causes : l'acquis personnel et l'inspiration extérieure, se combinent, se complètent l'une par l'autre. La doctrine de la réincarnation n'en serait pas affaiblie pour cela.

C'est toujours à elle qu'il faut recourir lorsqu'on aborde par quelque côté le problème des inégalités. Les âmes humaines sont plus ou moins développées suivant leur âge et surtout suivant l'emploi qu'elles ont fait du temps vécu. Nous n'avons pas tous été lancés à la même heure dans le tourbillon de la vie. Nous n'avons pas tous marché du même pas, déroulé de la même façon le chapelet de nos existences. Nous parcourons une route infinie ; de là vient que nos situations et nos valeurs respectives nous semblent si différentes ; mais le but est le même pour tous. Sous le fouet des épreuves, sous l'aiguillon de la douleur, tous montent, tous s'élèvent. L'âme n'est pas faite de toutes pièces, elle se fait ; elle se construit elle-même à travers les temps. Ses facultés, ses qualités, son avoir intellectuel et moral, loin de se perdre, se capitalisent, s'accroissent de siècle en siècle. Par la réincarnation, chacun vient, pour en poursuivre l'exécution, reprendre la tâche d'hier, cette tâche de perfectionnement interrompue par la mort. De là, la supériorité éclatante de certaines âmes qui ont beaucoup vécu, beaucoup acquis, beaucoup travaillé. De là, ces êtres extraordinaires qui apparaissent ça et là dans l'Histoire et projettent de vives lueurs sur la route de l'humanité. Leur supériorité n'est faite que de l'expérience et des labeurs accumulés.

Considérée sous cette lumière, la marche de l'humanité revêt un caractère grandiose. Elle se dégage lentement de l'obscurité des âges, émerge des ténèbres de l'ignorance et de la barbarie, et avance à pas mesurés au milieu des obstacles et des tempêtes. Elle gravit la voie âpre, et, à chaque détour de sa route, entrevoit mieux les grandes cimes, les sommets lumineux où trônent la sagesse, la spiritualité, l'amour.

Et cette marche collective est aussi la marche individuelle, celle de chacun de nous. Car cette humanité, c'est nous-mêmes ; ce sont les mêmes êtres qui, après un temps de repos dans l'espace, reviennent de siècle en siècle, jusqu'à ce qu'ils soient mûrs pour une société meilleure, pour un monde plus beau. Nous étions parmi les générations écoulées et nous serons parmi les générations à venir. En réalité, nous ne formons qu'une immense famille humaine en marche pour réaliser le plan divin écrit en elle, le plan de ses magnifiques destinées.

Pour qui veut y prêter attention, tout un passé vit et tressaille en nous. Si l'Histoire, si toutes les choses anciennes ont tant d'attrait à nos yeux, si elles éveillent en nos âmes tant d'impressions profondes, parfois douloureuses, si nous nous sentons vivre de la vie des hommes d'autrefois, souffrir de leurs maux, c'est parce que cette histoire est la notre. L'empressement mis par nous à étudier, à recueillir l'oeuvre des aïeux, les impulsions soudaines qui nous portent vers telle cause ou telle croyance, n'ont pas d'autre raison d'être. Lorsque nous parcourons les annales des siècles, nous passionnant pour certaines époques, quand tout notre être s'anime et vibre aux souvenirs héroïques de la Grèce ou de la Gaule, du moyen âge, des croisades, de la Révolution, c'est le passé qui sort de l'ombre, s'anime et revit. A travers la trame tissée par les siècles, nous retrouvons les propres angoisses, les aspirations, les déchirements de notre être. Le souvenir en est momentanément voilé en nous ; mais si nous interrogions notre subconscience, nous entendrions sortir de ses profondeurs des voix tantôt vagues et confuses, tantôt éclatantes. Ces voix nous parleraient de grandes épopées, de migrations d'hommes, de chevauchées furieuses qui passent comme des ouragans, emportant tout dans la nuit et dans la mort. Elles nous entretiendraient aussi des vies humbles, effacées, des larmes silencieuses, des souffrances oubliées, des heures lourdes et monotones passées à méditer, à oeuvrer, à prier dans le silence des cloîtres ou la vulgarité des existences pauvres et désolées.

A certaines heures, tout un monde obscur, confus, mystérieux, se réveille et vibre en nous, un monde dont les bruissements, les rumeurs nous émeuvent et nous enivrent. C'est la voix du passé ; elle parle dans la transe somnambulique et nous raconte les vicissitudes de notre pauvre âme, errant à travers le monde. Elle nous dit que notre moi actuel est fait de nombreuses personnalités qui se retrouvent en lui comme les affluents dans un fleuve, que notre principe de vie a animé bien des formes, dont la poussière repose là-bas parmi les débris des empires, sous les vestiges des civilisations mortes. Toutes ces existences ont laissé au plus profond de nous-mêmes des traces, des souvenirs, des impressions ineffaçables.

L'homme qui s'étudie et s'observe sent qu'il a vécu et revivra ; il hérite de lui-même, récoltant dans le présent ce qu'il a semé autrefois, et semant pour l'avenir.

Ainsi s'affirment la beauté et la grandeur de cette conception des vies successives, qui vient compléter la loi d'évolution entrevue par la science. S'exerçant à la fois dans tous les domaines, elle répartit à chacun suivant ses oeuvres et nous montre, au-dessus de tout, cette majestueuse loi du progrès qui régit l'univers et entraîne la vie vers des états toujours plus beaux, toujours meilleurs.


1 Voir C. Lombroso, l'Homme de génie, traduction française.


2 Voir Revue scientifique du 6 octobre 1900, page 432, et Compte-rendu officiel du Congrès de Psychologie, 1900, F. Alcan, page 93.


3 Prof. Ch. Richet, Annales des Sciences psychiques, avril 1908, page 98.


4 Numéro du 25 juillet 1900.


5 Voir Dans l'Invisible : La Médiumnité glorieuse.