CHAPITRE II
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LE MATERIALISME POSITIVISTE.

Dans notre courte revue des différents systèmes philosophiques, nous avons omis de parler de deux écoles importantes : les phalanstériens et les fouriéristes qui ne nous importaient pas directement, leurs théories étant plutôt sociales que purement philosophiques. Il faut cependant noter que Saint Simon rendit un véritable service à l'esprit humain, en montrant avec sagacité que l'on doit faire à l'âme une place plus large que celle que lui avaient accordée les philosophes du XVIII° siècle.

Fourier, lui aussi, au milieu du sensualisme de son époque, croyait à l'âme et à son immortalité ; ses continuateurs se distinguent dans le mouvement moderne par l'allure de leurs écrits qui tranchent sur les travaux plus matérialistes de la fin de notre siècle.

A part ces deux grands hommes, nous signalerons une pléiade de penseurs d'élite, tels que : Pierre Leroux, Jean Reynaud, Lamennais, etc., qui relevèrent brillamment le drapeau spiritualiste ; et l'on aurait pu penser que la victoire était définitivement acquise à ces derniers, quand se révéla parmi les disciples de Saint-Simon un philosophe de premier ordre : Auguste Comte.

Il fonda un système nommé le positivisme, qui eut pour mérite d'opposer à l'imagination par trop vagabonde de ses prédécesseurs les froides et rigides doctrines de la tradition baconienne. Comte essaya de ranimer le sensualisme en lui appliquant l'idée du progrès, mais il échoua dans sa tentative et fut forcé, après avoir voulu tout expliquer par l'expérience et l'observation, de reconnaître qu'il existe en nous une faculté : le sentiment, qui ne peut être impunément méconnu. Il finit par inventer une sorte de religion qui se perdait dans les nuages d'un mysticisme incompréhensible. C'était, suivant Huxley, «un catholicisme avec le christianisme en moins».

Ses disciples ne le suivirent pas dans cette voie ; ceux qui firent dissidence donnèrent dans l'excès contraire et sont actuellement de vrais matérialistes, bien qu'ils veuillent s'en défendre.

Un des plus illustres représentants du positivisme est Littré. Toute sa vie, ce travailleur infatigable défendit la nouvelle conception, en retranchant ce que son esprit rigoureux y trouvait d'inutile ou de superflu. Ce sont ces suppressions qui le déterminèrent à se séparer d'Auguste Comte vieillissant et à réduire les doctrines de son maître à leur véritable utilité ; mais il accentue encore la tendance matérialiste que renferme en germe le positivisme, et nous mettrons cette grande intelligence en contradiction avec elle-même, quand elle prétend rester neutre entre les deux systèmes qui se partagent les esprits : le spiritualisme et le matérialisme.

Exposons d'abord ce que l'on appelle la conception positive du monde, c'est-à-dire «la philosophie qui résulte de la coordination du savoir humain». C'est plutôt une négation qu'un dogme. Les positivistes ont pour objectif l'étude de la nature par les sens, l'observation et l'analyse. Tout ce qui sort de cet ordre de choses est pour eux l'inconnu, le POURQUOI qu'ils renoncent délibérément à chercher.

Les réalités des métaphysiciens peuvent exister, on ne les nie pas, mais comme elles n'entrent pas dans le domaine des faits sensibles, il est inutile et dangereux de vouloir les définir ; en un mot, elles sont INCONNAISSABLES, c'est-à-dire tout à fait hors de la portée de l'entendement.

«Aussi le fond même de l'état positif de l'esprit humain, le caractère essentiel de la mentalité positive, c'est d'écarter toute imagination dans l'explication des choses et de n'y procéder que par constatation réelle, par observation ; c'est d'éliminer toutes les suppositions indémontrables et invérifiables, et de se borner à observer des rapports naturels, afin de les prévoir pour les modifier à notre avantage lorsque cela devient possible, ou à les subir convenablement lorsqu'ils ne sont pas accessibles à notre action1

Au-delà de la sphère des phénomènes constatés, démontrés, il existe un inconnu que l'esprit cherche vainement à pénétrer ; aussi Littré, en traçant le programme de l'école, recommanda-t-il une absolue neutralité sur toutes les questions dogmatiques relatives à l'essence des choses. Il affirme nettement cette marche dans la page suivante :

«Ne connaissant ni l'origine, ni la fin des choses, il n'y a pas lieu pour nous de nier qu'il y ait quelque chose au-delà de cette origine et de cette fin (ceci est contre les matérialistes et les athées), pas plus qu'il n'y a lieu d'affirmer (ceci est contre les spiritualistes, les métaphysiciens et les théologiens...). La doctrine positive réserve la question suprême d'une intelligence divine, en ce sens qu'elle reconnaît être d'une ignorance absolue, comme, du reste, les sciences particulières qui sont ses affluents, de l'origine et de la fin des choses, ce qui implique nécessairement que, si elle ne nie pas une intelligence divine, elle ne l'affirme pas, demeurant parfaitement neutre entre la négation et l'affirmation, qui, au point où nous en sommes, se valent.

«Il va sans dire qu'elle exclut le matérialisme qui est une explication de ce que nul ne peut expliquer. Elle ne cherche pas non plus ce que le naturalisme a d'exorbitant ; car elle dit comme M. de Maistre, en parlant de la nature : «Quelle est cette femme ?2»

On le voit, c'est bien net, bien tranché, le vrai positiviste ne doit incliner dans aucun sens ; il lui est absolument interdit de méditer sur les problèmes qui ne peuvent se résoudre par la méthode directe de l'analyse et de l'observation.

Cet équilibre dont parle Littré peut-il être maintenu ? Est-il possible, lorsque les lois de la nature décèlent un enchaînement admirable de phénomènes, de se l'enfermer dans l'étroite limite des faits connus sans tenter de s'élever juqu'à une cause première, quelle qu'elle soit d'ailleurs ?

Non, il n'est pas naturel de s'arrêter en route et de se dire : nous n'irons pas plus loin. L'invincible curiosité humaine nous pousse à franchir les bornes que l'on veut lui imposer, et, volontairement ou non, les hommes de science sont appelés à se prononcer, soit dans un sens, soit dans l'autre. Hâtons-nous d'ajouter que l'état suspensif, recommandé comme l'expression de la sagesse, est violé par Littré et ses partisans ; ils se déclarent franchement matérialistes, ainsi que le prouve le passage suivant que le maître a écrit dans la préface du livre de M. Leblais sur le matérialisme :

«Le physicien reconnaît que la matière pèse ; le physiologiste que la substance nerveuse pense, sans que ni l'un ni l'autre aient la prétention d'expliquer pourquoi l'une pèse et pourquoi l'autre pense.»

Nous ne nous arrêterons pas à signaler l'impropriété de la comparaison entre la pesanteur, phénomène physique, et la pensée, action spirituelle, laquelle ne peut être assimilée à aucune propriété de la matière. Ce qu'il importe de remarquer, c'est cette affirmation : la substance nerveuse pense, que nous avons vue reproduite par tous les matérialistes.

Un philosophe du l'école de Comte devrait cependant être d'une ignorance absolue quant aux faits psychiques ; pour lui les phénomènes de la pensée ne doivent pas être le produit de la substance cérébrale, puisqu'il n'a jamais pu constater expérimentalement qu'une certaine quantité de phosphore, par exemple, ajoutée à la masse du cerveau, rendait la pensée plus active, ou que la même quantité enlevée à cet organe annihilait la pensée. Il sort de la neutralité qu'exige son programme pour se prononcer négativement. Donc nous avions raison de dire que les positivistes n'étaient que des matérialistes déguisés.

En veut-on encore une preuve ? Nous la trouvons facilement lorsque Littré examine l'univers et cherche les lois qui le dirigent. Voici ce que nous lisons dans les Paroles de philosophie positive.

«L'univers nous apparaît présentement comme ayant ses causes en lui-même, causes que nous nommons des lois. - L'immanence est la science expliquant l'univers par les causes qui sont en lui... L'immanence est directement infinie ; car, laissant les types et les figures, elle nous met sans intermédiaire en rapport avec les éternels moteurs d'un univers illimité, et découvre à la pensée stupéfaite et ravie les mondes portés sur l'abîme de l'espace, et la vie portée sur l'abîme du temps.»

On ne peut nier dans ce passage l'établissement d'une doctrine très nettement formulée. On oppose à l'idée d'un créateur celle de l'immanence, c'est-à-dire la propriété qu'aurait l'univers de se mouvoir en vertu des lois qu'il possède en lui-même. Comme le fait remarquer M. Caro, c'est une affirmation qui dépasse singulièrement «la sphère des faits vérifiables et des vérités démontrées», dont Littré prétendait ne pas s'écarter.

En somme, le plus illustre représentant de la science positive est matérialiste, sinon en principe, du moins effectivement. Contrairement à son programme et à la réalité, il affirme que la matière pense, et il croit que la nature se gouverne seule. C'est contre ces conclusions que nous nous inscrivons en faux, eu vertu des raisons que nous avons exposées dans le chapitre précédent.

La méthode positive rejette tout instrument d'étude autre que les sens ; mais il existe en nous cette propriété de nous connaître que l'on nomme sens intime, qui a bien sa valeur, puisque c'est par lui que nous sommes informés de l'existence de la pensée. Sans doute, on ne peut préciser en quoi il consiste, il est impossible de trouver d'organe qui lui corresponde, et cependant personne ne révoquera son témoignage qui s'affirme par un exercice journalier. Citons une belle page du père Elie Méric, tirée du livre : La vie dans l'esprit et dans la matière.

«MM. Littré et Robin n'ont pas exposé le positivisme plus clairement que Broussais. Les uns et les autres nous accusent d'expliquer un comment mystérieux : la pensée, par un arrangement mystérieux, insaisissable : l'âme.

«Il faut donc prouver que nous avons la perception claire de l'âme, de la pensée, du jugement, de la volonté et d'un rapport nécessaire entre l'âme et ses facultés. Il faut démontrer que nous avons une perception aussi réelle de ces choses que de l'existence des phénomènes matériels.

«Par une propension invincible et une conviction raisonnée, je sais et je sens que je pense, que j'imagine, que j'aime, que je raisonne. Je sais que des pensées se succèdent et se révèlent en moi, que des idées se présentent à moi sous forme d'images, que certains objets, certaines créatures éveillent en moi un sentiment d'amour, d'autres un sentiment de haine. Je sais et je sens que, par un retour de ma pensée, par un retour de ma volonté, je peux réfléchir sur ces idées, ces images, ces désirs, ces sentiments, les observer, les décrire, les analyser, que je raisonne enfin.

«Et je peux renouveler ce phénomène, rappeler un souvenir par la mémoire, réveiller l'amour et la haine, évoquer une image disparue au gré de ma volonté. Voilà une expérience que je peux renouveler aussi souvent que le chimiste et le physicien renouvelleront une expérience de physique et de chimie. Voilà un fait aussi certain que la circulation du sang et la transformation des éléments en ma propre substance.

«Sous peine de faire violence au sens intime, de désavouer le témoignage de la conscience universelle ou de céder à des préjugés fâcheux et coupables, voilà des réalités que le positiviste doit reconnaître, affirmer ; et cependant ces réalités, ces phénomènes ne sont pas matériels ; on ne les connaît pas par le témoignage des sens.»

La pente sur laquelle glissent les positivistes doit les amener fatalement au matérialisme, dont théoriquement ils ont la prétention de s'écarter. Le dédain qu'ils montrent pour tout ce qui n'est pas directement mesurable dénote la négation anticipée de toutes les réalités spirituelles. Malgré toute leur science, ils ne peuvent expliquer la pensée, elle se produit dans des conditions déterminées qui ont sans doute un certain rapport avec des états spéciaux du cerveau, mais, pas plus que Moleschott, il ne leur est possible d'affirmer qu'elle en est le produit.

Le cerveau, sa composition, son mode de fonctionnement, tel est le champ de bataille actuel où se concentrent les efforts des partis opposés. C'est en pénétrant dans les profondeurs de sa constitution intime, en scrutant avec ténacité les replis les plus secrets de cet organe, qu'un savant physiologiste, M. Luys, espère donner gain de cause aux positivistes. Il veut montrer que l'activité intellectuelle est produite simplement par le jeu des forces naturelles des cellules de l'écorce cérébrale, stimulées par les excitations du dehors, amenées par les nerfs centripètes.

Il est conséquent avec ses doctrines, car aujourd'hui la plus grande partie des disciples de Littré professent une horreur injustifiable pour l'ancienne philosophie ; ils repoussent en bloc tous les faits certains auxquels on était arrivé par l'étude attentive des états de conscience pour adopter une psychologie nouvelle qui ne fait point partie d'une philosophie quelconque, plutôt que d'une autre science.

Cette psychologie ne s'occupe point de l'âme et de ses facultés considérées en elles-mêmes, mais des phénomènes par lesquels se manifeste l'intelligence, et des conditions invariables des lois de leur production. Elle ne demande pas à la conscience seule de lui faire connaître l'esprit, elle ne se borne pas à l'action interne, qu'elle prétend trop souvent illusoire, mais elle fait appel à la méthode des sciences naturelles, disposant parfois, malgré la délicatesse de son sujet et la crainte respectueuse qui la maîtrise, de l'expérimentation elle-même, grâce à la pathologie.

Son premier principe, son point de départ est ce fait, admis depuis peu par la science officielle, que le cerveau est l'organe de la pensée, de l'esprit, ou plus exactement que l'intelligence, l'âme, si l'on veut comprendre sous ce mot l'ensemble des idées et des sentiments, est une fonction du cerveau.
D'autres, exagérant encore ce système, espèrent arriver un jour à déterminer à quelles vibrations de la masse phosphorée correspond, par exemple, la notion de l'infini !

Reprenons encore une fois l'étude du cerveau, non plus en l'envisageant avec Moleschott au point de vue de sa composition chimique, mais dans sa structure anatomique et dans sa vie physiologique. Nous suivrons pas à pas le livre de M. Luys : Le Cerveau et ses fonctions, et là encore nous mettrons en évidence tous les artifices employés pour fausser les conclusions naturelles de ces investigations, qui sont toutes en faveur des spiritualistes.


1 Docteur Robinet, Philosophie positive, page 17.


2 Revue de Philosophie positive, janvier 1880.