PREMIERE PARTIE

I.
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L'homme, sa demeure.

Malgré les années écoulées je garde très vivace le souvenir du jour où j'entrai en fonctions chez l'auteur d'Après la Mort. Comme elle me paraît proche encore cette journée du 2 novembre 1918 où, le coeur gonflé d'une joyeuse émotion, je pris place à sa table de travail ! Il m'avait accueillie par cette parole affable : "Ici, vous êtes chez vous, Mademoiselle". Ma voix tout d'abord tremblante, s'était peu à peu raffermie et ce fut d'un ton presque naturel que je fis ma première lecture au philosophe. Le début de mon secrétariat restera toujours lié à l'armistice ! Il était cinq heures, je venais de quitter l'écrivain, soudain je restai clouée dans la cour sous l'empire d'un grand saisissement : les cloches de la cathédrale sonnaient à toute volée ! Je n'hésitai pas une seconde et, remontant les deux étages en courant, je fis irruption dans l'appartement en disant : "Ouvrez la fenêtre très grande, Maître, pour mieux entendre les cloches !" Il se précipita vers la croisée, l'ouvrit, les vibrations sonores emplirent la pièce et il fut en proie à une vive émotion.

Ayant vu de très près Léon Denis durant dix-huit ans, je l'ai connu sous deux aspects différents. La période de guerre opéra chez lui un grand changement physique ; sa barbe grise et drue lui donnait l'aspect d'un patriarche, la physionomie avait acquis une majesté, comme un rayonnement. C'était un homme de taille moyenne, mince mais de large carrure. La tête forte, enfoncée dans les épaules, donnait une impression de combativité ; le front était magnifique d'ampleur, le nez, mince aux attaches, s'élargissait aux ailes et surmontait une bouche au dessin délicat que couvrait une forte moustache ; les yeux d'un bleu gris très pâle étaient profondément rentrés sous l'arcade sourcilière, dont la proéminence les voilait à demi. Que d'expressions diverses pouvaient prendre les yeux du Maître ; bien que voilés hélas ! par une cécité presque complète, ils étaient d'une mobilité surprenante, tantôt doux, pétillants d'esprit, parfois tristes jusqu'aux larmes. Ils pouvaient aussi se faire durs, tranchants comme l'acier. Un visiteur mis pour la première fois en présence du philosophe, sentait tomber sur lui un regard aigu qui l'interloquait un peu, regard que l'on eût pu comparer à la sonde jetée à la mer par le marin qui veut en mesurer le fond. Mais après quelques instants d'entretien ce regard s'adoucissait et faisait oublier sa dureté première. En un mot l'être physique de Léon Denis révélait un penseur, un chef, un conducteur d'hommes.

Il existe un portrait du Maître, alors jeune, pastel en forme de médaillon, on retrouve les traits de l'octogénaire dans cette grave physionomie de vingt ans. Les yeux ont le même regard captivant, incisif, scrutateur ! L'enfance et la jeunesse de l'écrivain furent laborieuses et précaires1. Est-ce la raison pour laquelle, dans le portrait, les yeux du jeune homme ne reflètent pas la gaîté qu'avaient parfois ceux du vieillard ? Bien superficiels sont ceux qui prêtent le privilège de l'enjouement à la seule jeunesse, il est parfois un des charmes de l'âge mûr.

Quand l'intimité du travail quotidien nous eut rapprochés, je dis un jour au Maître : "J'ai constaté que vous ressemblez d'une façon frappante à Tolstoï. - "Rien d'étonnant à cela, me répondit-il, puisque j'ai vécu une de mes premières existences dans les pays du Nord".

Quand l'occasion s'en présentait, le philosophe évoquait volontiers son passé qui lui avait été dévoilé par différents médiums absolument étrangers les uns aux autres. Ces révélations étaient néanmoins concordantes et identiques.

Il me souvient qu'après une lecture ayant trait à la Grande Chartreuse, le Maître me dit : "Je n'ai pas manqué de faire cette excursion quand je parcourais l'Isère, j'ai été voir le jardin où les moines creusent quotidiennement leur tombe, car je fus jadis un de ceux-là"2.

Dans la brochure : L'au-delà et la survivance de l'Etre, le chef de la doctrine spirite a écrit :

"J'ai vérifié l'exactitude des révélations qui me furent faites par l'introspection, c'est-à-dire par une étude analytique de mon caractère et de ma nature psychique. Cet examen m'a fait retrouver très accusés en moi les principaux types d'homme que j'ai réalisés au cours des âges et qui dominent tout mon passé : le moine studieux et le guerrier."

Léon Denis, en effet, rappelait à certains égards le bénédictin. Il était tout l'opposé d'un sybarite, en toute saison il préférait une chaise à un fauteuil ; son endurance au froid était extraordinaire, il trouvait plus hygiénique de se couvrir énormément que de chauffer les appartements ; ses se composaient de légumes, oeufs, laitages, il prenait peu de viande, buvait de l'eau, mais goûtait cependant une tasse de bon café comme la plupart des intellectuels. L'apparence monacale du philosophe s'accentuait en hiver, revêtu qu'il était de sa grosse robe de chambre grise et, lorsque frappant à la porte on entendait sa voix grave prononcer : "Entrez !" et qu'il se présentait, on croyait vraiment pénétrer chez un moine d'un grand monastère. N'était-ce pas en quelque sorte un travail de bénédictin que l'occupation à laquelle il se livrait ? Ses doigts caressaient patiemment des feuillets de papier fort épais dont la teinte jaunie rappelait celle des vieux parchemins. C'était La Lumière, revue en écriture Braille, la seule lecture qu'il pût faire. L'impression de pénétrer chez un cénobite était doublée si nous soulevions les rideaux. Qu'apercevait-on ? Un seul pan de ciel vers la droite, un gros arbre masquant complètement la lumière à gauche. Cette unique échappée laissait voir des toits d'ardoises de toutes formes, des cheminées ; plus loin de très vieux murs se dressaient, restes du monastère des Carmélites. Au fond on découvrait une petite façade enrichie de sculptures et faisant partie du magnifique hôtel des XV° et XVI° siècles appelé jadis Hôtel Gardette, et dont la désignation moderne est Hôtel Gouin, du nom des propriétaires qui l'ont restauré.

La chambre du Maître n'avait pas les dimensions d'une cellule, elle était de grandeur moyenne. Très simplement meublée, ses seuls ornements étaient des effigies de Jeanne d'Arc, pour laquelle il avait une profonde vénération. Tout d'abord des statuettes : l'une en simili-bronze, à contre-jour sur une console, reproduisait l'oeuvre de Mercier ; l'autre plus petite, en stuc, représentait la bergère, on la devinait la préférée, placée à portée de la main, sur la commode, un vase presque toujours fleuri était devant elle. Sur les murs des gravures représentaient Jeanne ; à la tête du lit la reproduction de la statue de Barrias : "Celle que j'aime le mieux de toutes les oeuvres statuaires", disait Léon Denis ; la jeune Lorraine, tête nue, raide sous sa cuirasse, a les deux poignets enchaînés. Du côté opposé, se trouvait une gravure en soie tissée3 représentant la bergère sous l'arbre des fées, gardant ses moutons le rouet à la main, et une reproduction du tableau d'Ingres qui est au Louvre : Jeanne revêtue de la cuirasse de laquelle se déroule un pan de jupe brodé aux armes royales, pose la main gauche sur l'autel et tient son étendard de l'autre ; au pied de cet autel un groupe de personnages en prière. C'est dans cette pièce orientée au midi que Léon Denis vivait la plus grande partie de l'année ; c'est là qu'il méditait, priait, et travaillait environ huit mois.

Quand juin approchait, il m'annonçait gaiement que nous allions transporter "nos ustensiles" ailleurs et, s'emparant du petit pupitre sur lequel sa revue Braille reposait, il me le tendait en prononçant gravement ces mots : "Voici votre tabernacle". J'accueillais toujours très favorablement ce déplacement annuel du midi au nord : changer d'horizon, c'est presque voyager. L'écrivain, dépouillé de son ample robe de chambre, semblait, avec le beau temps, quitter une personnalité pour en prendre une autre, il m'apparaissait tout menu, comme rajeuni.

Qu'on était bien dans cette grande salle à manger où la lourde chaleur du dehors ne pénétrait jamais ! Son vieux mobilier évoquait tout un passé : un buffet Renaissance, du style le plus pur et aux fines sculptures brillait dans l'ombre ; des vases de Chine le surmontaient. Un écran d'acajou Empire voisinait avec un samovar dont le cuivre étincelant mettait une note gaie dans la pièce. Un très vieux pouf carré recouvert de cuir de Cordoue, un canapé à haut dossier sculpté, quelques chaises anciennes complétaient l'ameublement.

C'est pendant la guerre que le philosophe vint occuper le premier étage d'une grande maison blanche, en forme de quadrilatère dont la façade borde le quai de la Loire. Des fenêtres on jouissait d'une vue splendide en toute saison, mais le site est particulièrement enchanteur à l'automne, lorsque les coteaux de Saint-Cyr-sur-Loire se parent de toute la gamme des ors. De cette nature très reposante se dégage une impression de grande paix : aucun bruit entre les deux rives, le fleuve paresseux coule lentement ; il est si large à cet endroit qu'une grande île le coupe en deux et y reflète la cime de ses peupliers. Malheureusement la vue de ce panorama était une joie refusée au philosophe, car sa cécité augmentait de plus en plus, seule la contemplation des étoiles, dont l'éclat est particulièrement brillant dans le ciel de Touraine, le charmait encore4.

Vers la fin de septembre il fallait dire adieu à la grande salle ; la fraîcheur se faisait sentir, le Maître reprenait sa robe de chambre, sa chancelière et disait : "Transportons nos pénates au midi !" Dans ces déplacements successifs il était toujours suivi de ses chats, personnages importants dont nous parlerons plus loin.


1 Léon Denis l'a dit lui-même dans ses articles intitulés Socialisme et Spiritualisme, parus dans la Revue Spirite en 1914.


2 Voir La Grande Enigme, Léon Denis fait le récit de cette excursion au chapitre : La Montagne.


3 Devenue la propriété de M. Hubert Forestier, secrétaire général de l'Union spirite Française.


4 Dans la Grande Enigme, on peut lire cette affirmation : "De ma vue affaiblie par le travail, je jette encore un regard sur ces cieux qui m'attirent, et sur cette nature que j'aime. Je salue ces mondes qui seront plus tard notre récompense : Jupiter, Sirius, Orion, les pléiades et ces myriades de foyers dont les rayons tremblants ont tant de fois versé en mon âme anxieuse la paix sereine et les ineffables consolations.