CHAPITRE 1
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L'enfance et l'adolescence

  • Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain, le lendemain s'inquiétera de lui.
  • (Matthieu, 6-34)

    A la fin du XIX° siècle, la petite ville de Sacramento, dans l'état de Minas Gerais, s'était à peine ouverte au progrès. La gare de Mogiana (plus connue sous le nom de gare de Cipó) était située à quatorze kilomètres du centre. Pour prendre un train à destination de Franca ou Uberaba, il fallait donc voyager à cheval pendant des heures... Par ailleurs, les marchandises débarquées à la gare de Cipó étaient transportées vers Sacramento dans des chars à boeufs. Ce parcours prenait beaucoup de temps... Le commerçant payait au transporteur dix réis (monnaie de l'époque) par kilo de marchandise, un prix très élevé à l'époque...

    Il n'y avait qu'un seul médecin à Sacramento : José Onofre Muniz Ribeiro, qui était compétent. Généreux, il ne fit pas fortune dans sa profession... La seule pharmacie appartenait à Manoel Gonçalves de Araujo, surnommé Manoel le gros. Après sa désincarnation, son fils Clemente prit la pharmacie en charge, mais elle ferma bientôt ses portes à cause d'une tragédie : le malheureux Clemente s'était désincarné suite à des brûlures par l'alcool. Deux sages-femmes oeuvraient dans la petite ville : Isabel et la vieille négresse Ludovina, très estimée du peuple.

    Les rues de Sacramento étaient en terre battue. Le soir, seuls quelques endroits étaient éclairés par des lampions à kérosène. Certaines résidences disposaient d'un lampion à carbure, efficace et distingué, et les plus humbles de lanternes à kérosène ou de bougies...

    Dona Meca, mère d'Euripide, s'est désincarnée à 93 ans.

    C'est dans cette ambiance humble que naquit Euripide Barsanulfo, le premier mai 1880, jour de la fête du "travail".

    Ses parents furent Hermógenes Ernesto de Araujo et Jerônima Pereira de Almeida, le père connu sous le nom de monsieur Mogico et la mère sous le nom de madame Meca1.

    Mariés en 1875, ils eurent quinze enfants. Euripide Barsanulfo fut le troisième. A l'exception d'Heródoto, ils atteignirent tous l'âge adulte2. Voici leurs noms, dans l'ordre chronologique :

    Maria Neomísia ; Eulógio Natal ; Euripide Barsanulfo ; Wenefreda Dermencília ; Watersides Wilon ; Arísia Hermenencília ; Odulfo Wardil ; Eurídice Miltan ; Eulice Dilan ; Edalides Milan ; Eridite Irany ; Heródoto ; Elith Irany ; Homilton Wilson et Watervile Wilmann.

    Sept hommes et huit femmes.

    Curieusement, monsieur Mogico ne mettait pas son nom de famille dans le nom de ses enfants, ni même celui de son épouse. Interrogé à ce sujet, il répondit par ces mots prophétiques :

    - Si l'un des mes fils devient célèbre, il n'apportera pas de complications pour les autres... J'ai fait cela par précaution...

    En effet, son troisième enfant allait devenir un médium remarquable, et ses frères n'en subirent aucun préjudice, malgré le procès retentissant engagé contre Euripide Barsanulfo...

    Monsieur Mogico et madame Meca étaient catholiques3 comme toute la petite population de Sacramento... Ainsi, le petit Euripide, comme ses frères et soeurs, furent baptisés à l'ancienne paroisse par le prêtre Manoel Rodrigues da Paixao4.

    Euripide n'a pas eu une enfance heureuse.

    Il ne devait pas sourire souvent. Il ne reçut jamais de jouets, même ceux à bon marché... Les habits étaient rares et précaires. Il n'avait pas de chaussures. Ses parents pouvaient à peine lui acheter une paire de pantoufles. En plus de leur grande pauvreté, monsieur Mogico et madame Meca n'étaient pas en bonne santé. Il avait la maladie de béribéri, et elle des "attaques nerveuses" : une nouvelle désagréable ou une émotion forte suffisaient pour que madame Meca pâlisse et perde connaissance. Euripide, quant à lui, eut la malaria dans son enfance.

    La vie était dure à cette époque, et il fallait élever la famille nombreuse !

    Monsieur Mogico vivait avec sa famille près de la gare de Mogiana. Il était gérant de l'épicerie "Borges Lopes & Rezende", mais il gagnait peu et les difficultés persistaient... Le jeune Euripide, âgé d'à peine cinq ou six ans, aidait son père au travail. A peine plus haut que le comptoir, il recevait les clients et faisait des emballages. Quelquefois, on le voyait devant la gare de Cipó, même par temps de pluie, les pieds nus dans la terre rouge, prenant soin des chevaux et des bêtes de somme, ou portant les lourdes valises des voyageurs commerciaux. En échange, il recevait des monnaies de cuivre qu'il remettait le soir à madame Meca.

    - C'est pour vous, maman.

    Un jour, monsieur Mogico déménagea avec sa famille dans le centre de Sacramento où, grâce à ses économies et à l'aide d'amis, il acquit une mercerie qu'il appela "Maison Mogico". La construction ancienne et ample servait à la fois de magasin et de résidence.

    La vie du couple s'améliorait enfin. Malgré le béribéri de monsieur Mogico et les "attaques nerveuses" de madame Meca, la descendance prospérait.

    A six ans, Euripide allait à l'école publique du professeur Joaquim Araujo de Mello Júnior (monsieur Tatinho), qui était aussi maestro de la fanfare municipale. Ce maître lui enseigna la lecture et le calcul. Ensuite, il fut admis au collège Miranda, sous l'orientation du professeur Jean Derwil de Miranda.

    Sacramento n'offrait pas d'autre possibilité pour la jeunesse studieuse. Euripide, désireux de progresser, souhaita s'inscrire à un collège de Sao Paulo ou de Sao Sebastiao, dans l'état de Rio de Janeiro, alors capitale de l'empire où se trouvait la cour de Dom Pedro II (la république était en voie d'être proclamée).

    Monsieur Mogico était d'accord. Toutefois, la pensée de se séparer de son fils bien aimé provoqua une "attaque nerveuse" à madame Meca, suivie d'une perte de connaissance. Euripide resta donc à Sacramento et étudia en autodidacte. Grâce à sa volonté et son intelligence, il apprit la langue française aidé par le maître Inácio Martins de Melo. Il la pratiquait avec aisance. Au retour d'un séminaire, le professeur Inácio Martins de Melo était revenu à Sacramento "triste, déprimé et honteux" (selon Homilton Wilson, frère d'Euripide), mais Euripide "le reçut affectueusement comme une vieille connaissance d'une existence antérieure. Dans leurs études, ils furent des compagnons inséparables jusqu'aux derniers instants".

    Sa culture s'enrichissait, la plupart des oeuvres importantes étant traduites en Français. Euripide les recevait contre remboursement postal des meilleures librairies de Rio de Janeiro5, grâce à la compréhension et à l'aide financière de son père, un homme progressiste.

    Monsieur Mogico était fier de la culture de son fils. Il confia l'éducation de ses autres enfants (même les plus âgés) à Euripide, encore jeune garçon. Il lui confia également la comptabilité de ses deux magasins. Il avait en effet acquis un autre commerce dans la ville voisine de Conquista, distante de quelques kilomètres de Sacramento, où Euripide se rendait tous les jeudis à cheval.

    Cette comptabilité occupa Euripide jusqu'à sa désincarnation. Il recevait de son père le salaire annuel d'un compte et demi (monnaie de l'époque) qu'il ne gardait jamais pour lui seul.

    Euripide était jeune et désirait instruire le peuple. Influencé par la lecture de pièces théâtrales d'auteurs classiques, il fonda le Cercle Dramatique de Sacramento, auquel participaient activement Leao Coelho de Almeida, son ancien professeur, Lafaiete Goulart, et Ana Borges.

    Les spectacles étaient réalisés dans une ancienne maison de maître, en présence de la société de Sacramento. La première d'une pièce était un événement dans la petite ville... Le groupe jouait avec succès des pièces difficiles, comme celles de Shakespeare ou de Tasse.

    Parfois, comme cela arrive dans les groupes amateurs, des choses imprévisibles survenaient sur scène, et le public riait au lieu de pleurer au beau milieu d'une scène dramatique...

    A cette époque, dans les villes de campagne, les parents n'admettaient pas que leurs filles soient actrices... Ainsi, les rôles féminins étaient interprétés par des acteurs, occasionnant parfois des fiascos. Une fois, le groupe dirigé par Euripide avait annoncé la première de la pièce dramatique "Restauration du Portugal". Odilon José Ferreira, son filleul qui plus tard allait devenir dentiste, joua le rôle du "Comte de la Puebla", Leônidas Campos, qui allait être diplômé en Droit, le rôle "d'Alvaro", et José Rezende da Cunha (âgé de quatorze ans et qui plus tard allait se marier avec Edalides, soeur d'Euripide) le rôle de "Maria de Vilhena".

    En dehors des trames politiques, les passages sentimentaux de la pièce étaient simples. Maria de Vilhena aimait Alvaro et détestait le comte, son amoureux. Le comte, rejeté par Maria, devait l'empoisonner de force...

    Aux répétitions, tout allait bien. Le texte était appris par coeur, les mises en scènes étaient parfaites. Mais le jour de la première, deux dames déguisèrent José Rezende da Cunha en "Maria de Vilhena", l'habillant d'un corset très serré dont les pointes métalliques des baleines lui blessaient les cuisses. Or, à un moment donné, José Rezende da Cunha devait tomber empoisonné. Ces terribles pointes métalliques pouvaient lui percer les deux cuisses dans sa chute...

    Odilon José Ferreira, jouant le rôle du "Comte de La Puebla", le prit dans ses bras et lui fit avaler le "poison". Mais "Maria de Vilhena", ayant peur des pointes des baleines, plutôt que de se laisser tomber, ne fit que menacer...

    Le public se mit à rire.

    Euripide Barsanulfo, qui était souffleur, lui ordonna à voix basse :

    - Tombe, Maria... Tombe...

    José Rezende da Cunha ne tombait pas.

    Euripide lui ordonna alors avec énergie :

    - Tombe, Maria !... Tombe donc...

    Puis, soigneusement, José Rezende da Cunha se laissa tomber, tout doucement, les pointes métalliques lui piquant les cuisses... Il réussit à tomber assis ! Le public rit aux éclats et applaudit ! Le drame s'était transformé en comédie amusante. Certains en demandèrent même une autre...6 ce qui ne fut pas accordé.

    C'est dans cette ambiance saine qu'Euripide passa son adolescence. Il ne participa jamais à la vie bohème et bruyante des jeunes. Il ne goûta jamais au tabac ou aux boissons alcooliques.

    Au dela de sa grande intelligence et de la responsabilité de l'éducation de ses frères, Euripide était d'une grande bonté, pleine de religiosité. Il prodiguait son sentiment religieux à l'église : les dimanches, il aidait le prêtre Paixao dans la partie liturgique. Il dispensait des mots de foi et de consolation ainsi que la majeure partie du salaire qu'il percevait de son père auprès des familles misérables de Sacramento...

    Esprit évolué, il s'attachait aussi aux animaux et aux oiseaux. Son coeur était une source de bonté, sans la moindre exagération ! Voici un fait illustrant sa sensibilité.

    Le jeune Euripide possédait dans le jardin un bel oiseau très docile qui vivait en liberté. Un jour, il s'envola vers le jardin du colonel José Afonso de Almeida, qui le tua d'un coup de feu dans la poitrine et le mangea. Plus tard, en apprenant que l'oiseau appartenait à Euripide, le colonel alla lui demander des excuses.

    Euripide avait les larmes aux yeux.


    1 Hermógenes Ernesto de Araújo est né à Uberaba (Etat du Minas Gerais) le 3 août 1856 et s'est désincarné à 68 ans le 20 mars 1924 à Sacramento. Jerônima Pereira de Almeida (madame Meca), née le 11 octobre 1859, s'est désincarnée à 93 ans le 29 Janvier 1952.


    2 Heródoto s'est désincarné à huit mois.


    3 Monsieur Mogico avait un frère, le prêtre Brunswick Casimiro de Araújo, oncle d'Euripide, mais qui n'a pas vécu à Sacramento.


    4 Manoel Rodrigues Paixao, homme bon et respecté à Sacramento, père de beaucoup d'enfants, est devenu prêtre après son veuvage.


    5 Euripide n'est allé qu'une fois à Rio de Janeiro avec son père, pour rapporter des livres, et probablement pour s'inscrire à la faculté de médecine. De même, il n'a visité qu'une fois Franca, la ville voisine ! Il n'a plus jamais quitté Sacramento...


    6 Plusieurs témoignages concordants.